
Aquitaine





La fiancée jalouse
Un jeune homme de la vallée d'Aspe (64) allait visiter tous les soirs une jeune fille, sa fiancée. Quelquefois, elle n’était pas à la maison, mais quand il retournait la nuit, il voyait dans la prairie une génisse qui levait la tête et le regardait. Cela arriva plusieurs fois. À la fin, intrigué de savoir ce que cette génisse faisait là, il lui donna un grand coup de bâton, disant : « Que faites-vous là tous les soirs ? » Le lendemain, il trouva que sa fiancée était morte d’un coup de bâton que quelqu’un lui avait donné la nuit précédente.
C’était elle qui s’était changée en génisse par jalousie pour surveiller son amant, et pour voir s’il n’allait pas rendre visite aux autres jeunes filles du voisinage.
Anselme CALLON (1887)
Le Tartare et les deux soldats
Deux soldats du même village, libérés du service, regagnaient gaiement leurs foyers. La nuit les surprit dans une vaste forêt. Mais comme ils avaient aperçu au loin de la fumée, ils se dirigèrent de ce côté et arrivèrent enfin à une chaumière.
Ils heurtent à la porte et une voix de dedans s'écrie :
– Qui est là ?
– Deux amis, disent les soldats.
– Que désirez-vous ?
– Le logement pour cette nuit."
Le maître ouvre la porte, et les soldats étant entrés, la referme aussitôt.
Or le maître était un Tartare, ayant la forme humaine, mais tout le corps velu, avec un seul œil au milieu du front. Les deux soldats, quoique braves, furent saisis d'effroi à sa vue.
Le Tartare les fit souper, les pèse l'un après l'autre et dit :
– Toi, le plus léger, pour demain ; toi, le plus lourd, pour ce soir.
Aussitôt, prenant une grande broche, il en perce celui-ci de part en part, sans enlever les habits, le trousse comme un poulet, le rôtit devant un grand feu et le mange. Lorsqu'il est rassasié, il s'endort profondément.
Le soldat survivant, malgré son horreur et son effroi, s'ingénie pour sauver sa vie. Après avoir bien réfléchi, il saisit la grande broche, la fait rougir au feu et, de la pointe, crève l'œil du Tartare. Le Tartare se lève en poussant des cris effroyables et cherche à saisir le soldat, qui se cache heureusement parmi des moutons qui reposaient dans la bergerie.
Le lendemain, le Tartare ouvre sa porte, s'y place debout, les jambes écartées et fait sortir un à un tous ses moutons, en les tâtant soigneusement sur le dos. Mais le soldat avait pris ses précautions. Il avait écorché un mouton pendant la nuit et s'était revêtu de la peau. Comme il se glissait entre les jambes du Tartare, celui-ci saisit la peau qui lui resta entre les mains.
Le soldat s'échappe et s'éloigne en courant. Le Tartare le poursuit en trébuchant, et désirant l'arrêter, il lui crie :
– Tiens cette bague, afin que tu puisses raconter avec preuve tes prouesses.
Et il jette la bague, le soldat la ramasse et la passe à son doigt :
– Je suis ici, je suis ici ! criait la bague.
Le Tartare, suivant la voix, talonnait le soldat qui courait de toutes ses forces. Il allait l'atteindre, lorsque le soldat, après avoir essayé en vain de retirer la bague de son doigt, prit le parti de se le couper et de le jeter à l'eau avec la bague.
Le Tartare, suivant toujours la voix, se jeta dans l'eau et se noya.
Jean-François CERQUAND (1871)
Les deux présents
Henri IV était un roi haut d’une toise, gros en proportion, fort comme un bœuf, et hardi comme un César. Il faisait beaucoup d’aumônes et n’aimait pas les intrigants. Avant d’aller s’établir à Paris, ce roi demeurait à Nérac (47), et il avait toujours auprès de lui son ami Roquelaure, qui était l’homme le plus farceur de ce temps-là.
Un jour que Henri IV et Roquelaure jouaient aux cartes après dîner, ils virent entrer dans la chambre un paysan qui portait sur sa tête une citrouille si grosse qu’on n’a jamais vu et qu’on ne verra jamais la pareille.
– Bonjour, mon prince et la compagnie.
– Bonjour, mon ami. Que viens-tu faire ici avec ta citrouille ?
– Mon prince, je viens vous porter ce présent. La soupe de citrouille et de haricots frais est une fort bonne chose ; mais ne manquez pas de recommander à votre cuisinière de conserver les graines. Vous en donnerez à tous vos amis et connaissances, et je viendrai moi-même en chercher pour l’année prochaine.
– Merci, mon ami ; va-t'en manger un morceau et boire un coup à la cuisine.
– Avec plaisir, mon prince.
Le paysan descendit h la cuisine, où on ne le laissa pas manquer de pain, de vin et de viande. Pendant qu’il buvait et mangeait, Henri IV dit à Roquelaure :
– Roquelaure, ce paysan m’a l’air d’un brave homme, et je crois qu’il m’a porté sa citrouille de bon cœur. Que pourrais-je lui donner ?
– Mon prince, mettez-le à l’épreuve, et s’il ne vous a pas porté un œuf pour avoir un bœuf, faites-lui présent d’un beau cheval.
– Roquelaure, tu as raison.
Quand le paysan eut mangé à sa faim et bu à sa soif, il revint dans la chambre pour saluer le roi avant de partir.
– Mon ami, que demandes-tu pour récompense ?
– Mon prince, je vous demande de ne pas oublier de me faire garder des graines de citrouille, pour me maintenir en belle semence.
Alors Henri IV commanda qu’on donnât un beau cheval au paysan, qui rentra chez lui fort content.
Ce paysan était métayer de M. de Cachopeu (écrase-pou. Inutile de dire que ce mot a été forgé par la malice populaire, et qu’il n’existe, ni en Agenais, ni en Gascogne, une famille ou une terre de ce nom), un noble, glorieux comme un paon et avare comme un juif. Quand M. de Cachopeu vit que son métayer avait été si bien récompensé pour une citrouille, il pensa :
– Demain j’irai trouver Henri IV, et je lui ferai présent de mon plus beau cheval. Pour le moins il me fera marquis, et me donnera un barril plein de doubles louis d’or.
En effet, le lendemain matin, M. de Cachopeu descendit dans son écurie, choisit son plus beau cheval, partit pour la ville de Nérac, et trouva Henri IV et Roquelaure qui jouaient aux cartes après dîner.
– Bonjour, mon prince et la compagnie.
– Bonjour, mon ami. Qu’y a-t-il pour ton service ?
– Mon prince, je suis M. de Cachopeu, et j’ai appris que vous aviez donné un beau cheval à mon métayer, qui vous avait fait présent d’une citrouille. Je vous amène une autre bête pour remplacer celle que vous n’avez plus.
– Merci, mon ami. Et où est cette bête ?
– Mon prince, je l’ai laissée là-bas à l’écurie.
– Eh bien, mon ami, je veux aller la voir. Passe devant : moi et Roquelaure nous te rattraperons dans cinq minutes.
M. de Cachopeu descendit à l’écurie. Alors Henri IV dit :
– Roquelaure, ce Cachopeu m’a l’air d’un bien brave homme, et je crois qu’il m’a amené son cheval de bon cœur. Que pourrai-je lui donner ?
– Mon prince, mettez-le à l’épreuve, et s’il ne vous a pas donné un œuf pour avoir un bœuf, donnez-lui sept métairies et un grand pouvoir dans tout le pays.
– Roquelaure, tu as raison.
Henri IV et Roquelaure descendirent à l’écurie.
– Mon prince, voici le cheval.
– Mon ami, je n’en ai jamais vu aucun de si beau. Que demandes-tu pour récompense ?
– Mon prince, je vous demande pour le moins de me faire marquis, et de me donner un baril plein de doubles louis d’or.
– Mon ami, je veux te donner mieux que ça. Viens avec moi à la cuisine.
Roquelaure et M. de Cachopeu suivirent Henri IV.
– Cuisinière, as-tu gardé les graines de la grosse citrouille qu’un paysan m’a apportée hier ?
– Oui, mon prince.
– Eh bien ! remplis-en deux cornets de papier. L’un sera pour Cachopeu, l’autre pour son métayer.
Jean-Françoix BLADÉ (1874)
Mon sorcier bien-aimé
Dans la commune de Haux et de Saint-André-des-Bois (33), il existe deux devins ou sorciers, un dans chaque village, au dire des habitants ; ils ont le don de conjurer les orages et d’éloigner la grêle, le premier en se plaçant à sa fenêtre et en soufflant, de là, contre les nuages, et le second en faisant à une des extrémités de la commune certaines conjurations.
Les habitants de Saint-André-des-Bois, heureux d’avoir dans leur commune un démon aussi précieux et désirant qu’il ne quitte point le village, lui font une rente annuelle de vingt-cinq à trente sacs de blé.
Camille de MENSIGNAC (1866)
La chambre d’amour
– L’air est imprégné des douces senteurs du soir… le ciel est bleu et tout parsemé de vers luisants, la mer se joue capricieusement sur les roches de Biarritz (64), et le phare projette au loin sa clarté protectrice et phosphorescente… le temps est magnifique et la lune sourit à la nature qui a mis ses plus beaux habits, ceux dont elle se pare au printemps.
– O mon adorée !… les grandes voix de la création sont plus harmonieuses et plus suaves alors que tu es là pour m’en expliquer les mystérieux concerts !… – Sans toi, vois-tu, cet air me pèserait lourdement, car il ne serait pas parfumé de ton haleine : ces étoiles, myriades de feux célestes, n’éclaireraient pas ton pâle et doux visage, et ne jetteraient aucune poésie sur mon avenir. La mer, la mer elle-même ne me parlerait que de mon néant… Mais depuis que tu m’as murmuré d’enivrantes paroles, oh ! alors !… les étoiles, le ciel et la mer m’ont révélé la bonté de Dieu, de ce Dieu qui n’a pas condamné ma vie à l’isolement, puisqu’il m’a donné le plus gracieux de ses anges !… Ainsi parlaient deux enfants qui croyaient au bonheur et qui épuisaient la coupe des songes dorés – les fous qu’ils étaient ! – sans penser que le réveil peut tout détruire et nous laisser plus malheureux que jamais. Mais ils avaient vingt ans, et ils prenaient à pleines mains tous les diamants de ce trésor qu’ils croyaient inépuisable ; et puis, on ne doit pas, on ne peut pas mourir quand on a vingt ans !…– Entendez-vous ? la mer monte, le ciel descend !… regagnez la plage, pauvres amis, car, plus tard, dans une heure peut-être… Eux se sont endormis tranquilles et souriants dans les bras l’un de l’autre. Le creux d’un rocher leur sert de retraite, l’Océan sert d’écho à leurs paroles d’amour.– Prenez garde à cette vague !… elle est menaçante et pourrait vous engloutir, imprudents !… Eux ne voient rien – n’entendent rien… – Ils sommeillent, ils rêvent, et la lame les emporte dans le sein de la mer, qui n’a pas encore rendu leurs cadavres.
On dit que chaque soir, on voit leurs âmes errer sous la forme de feux follets, et depuis, la grotte dans laquelle s’est passé le drame qu’on vient de lire, s’appelle la Chambre d’Amour.
Louis COLLIN (1856)
Le prêtre sans ombre
À une certaine époque, le vieux diable avait fondé, dans la grotte de Salamanque près de Bachus-Soubiran (40), une école pour ceux qui voulaient devenir prêtres, n’acceptant que des cadeaux, et en une seule année, il les instruisait ; ceux qui sortaient de son école étaient surtout forts dans les conjurations.
Mais chaque année un élève devait rester dans la grotte pour le vieux diable, et celui qui sortait le dernier était toujours celui qui devait rester. Comme les sorties de cette école étaient à la Saint-Jean, les élèves cherchaient tous à sortir les uns avant les autres, car personne ne voulait rester avec le vieux diable ; mais ils ne pouvaient sortir qu’un à un et l’un après l’autre, car la porte était étroite, basse et tout juste suffisante.
Ce jour-là, le vieux diable restait à la porte et disait au premier qui sortait :
— Reste ici, toi.
— Empare-toi de celui qui me suit, disait le premier.
Il faisait la même demande au second, qui répondait de même :
— Empare-toi de celui qui me suit.
Il faisait ainsi la même demande à tous jusqu’au dernier, et tous lui faisaient la même réponse ; mais le dernier demeurait toujours dans la grotte avec le vieux diable.
Une année, un élève trompa le vieux diable.
Le matin de la Saint-Jean, les élèves étaient dans la grotte, tout tristes. L’un d’eux dit à ses camarades :
— Si vous voulez attendre pour sortir que midi sonne, je demeurerai le dernier.
Tous lui promettent de bon cœur d’attendre. À midi juste, ils commencent à sortir ; le vieux diable fait à tous la demande accoutumée, et tous font la même réponse :
— Empare-toi de celui qui me suit.
Mais, comme le jour de la Saint-Jean, à midi, le soleil se trouvait tout juste en face de la grotte, le corps du dernier qui sortait faisait une ombre, et le vieux diable s’empara de cette ombre. Le prêtre sortit donc sans ombre. Pendant toute sa vie, quelque beau temps qu’il fit, il restait sans ombre, et, si ce qu’on dit est vrai, il devint plus tard curé de Bachus.
J. VINSON (1883)
L’étang de Moyzan
Lorsqu’en 1578, on eut creusé une nouvelle passe pour y faire couler l’Adour, et mettre Bayonne (40) en communication plus directe avec la mer, on prévint les capitaines des navires que la passe du Boucau allait être bouchée ; ils se hâtèrent de la quitter, sauf le capitaine du Moyzan, dont l’entêtement était proverbial ; il resta, mais les sables, en s’amoncelant devant et derrière son navire, formèrent un étang.
Le capitaine resta seul à bord, attendant que la passe se rouvre ; peu à peu les tarets rongèrent la coque de son bateau qui, un jour, s’abîma ; mais les vieux pêcheurs prétendirent que le capitaine, ayant fait un pacte avec le diable, s’était sauvé par-dessus les sables.
Paul SÉBILLOT (1904)
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