Bourgogne

Les cheveux conservés

À la campagne de Saône-et-Loire (71), quand une ménagère, fille ou femme, se peigne, elle ne jette point les cheveux qu’elle enlève de sa tête.
J’entrais un jour chez une brave et vieille vigneronne. Je la trouve en train de se peigner et je la vois ramasser avec soin tous les cheveux arrachés par l’opération. Comme elle était très propre, je pensais qu’elle allait les mettre dans un papier pour les brûler. Mais non ; après les avoir roulés autour de son doigt, elle les gardait religieusement dans sa main : – « Eh bien ! Mère Thomas, lui dis-je, vous n’allez point vous débarrasser de çà ? » – « Non par ben, not' moussieu ; j' les ramassons. » – « Et qu’en faites-vous, s’il vous plait ? » – « J' m’en vas les mettre dans la borgnotte. Ils sont là en sûreté, et quand j' ressusciterons, j' serons certaine de les retrouver. »

La borgnotte (ou bornotte) est la cachette toute naturelle du paysan. C’est un des petits interstices qui, çà et là, se rencontrent à l’intérieur des murailles, entre les pierres mal jointes dont elles sont bâties. On y découvrirait aussi bien les piécettes d’argent du vigneron que les cheveux de la vigneronne. – Borgnotte vient de borgne, et veut dire : trou sombre, coin où l’on n’y voit guère. Bornotte n’est qu’une nuance dans la prononciation du mot.

F. FERTIAULT (1886)

L’abbaye de Saint-Marguerite

Jadis vivait au château de Vergy, à Bouilland (21), une jeune damoiselle, belle et pure comme un ange ; elle avait nom Marguerite. Maints jeunes pages désiraient sa main : l’un d’eux était éblouissant de jeunesse et de beauté ; mais son langage était peu pudique, et la perfidie perçait dans son regard et dans son sourire. Aussi Marguerite ne voulait onques ouïr ses profanes discours ; elle le repoussait disant : « Que me parlez-vous d’amour terrestre, à moi qui ai choisi pour l’éternité Jésus, le plus aimable et le plus riche des époux ? »
Le nom de Jésus était un charme divin qui faisait pâlir le beau page et le mettait en fuite. La sainte damoiselle, suivie d’une de ses compagnes, allait quelquefois deviser de Dieu et du ciel avec un vieil ermite qui habitait au sein d’une forêt profonde.
Un soir qu’elle revenait d’un de ces entretiens, et que, montée sur sa mule, elle traversait le grand bois, elle aperçut le page qui l’attendait au détour d’un sentier. Vite, elle tourne bride ; et, dans sa fuite, elle abandonne son voile aux rameaux d’une aubépine. Rapide est la course de sa monture ; mais plus rapide est celle du beau page : il est plus léger que le vent, et sous ses pieds l’herbe ne plie point. Pour comble de malheur, la pauvrette, au lieu de suivre, comme sa compagne, le grand chemin de la vallée, s’engage dans un faux sentier que termine un long rempart de roches.
C’en est fait, elle va devenir la proie du ravisseur !… Déjà, il s’apprête à la saisir, et, jetant ses mains frémissantes sur la jeune fille, il pousse un infernal éclat de rire qui remplit le vallon. Mais, en ce moment, Marguerite se souvient de son Fiancé céleste ; elle l’appelle à son secours, elle murmure son nom et s’arme de son signe. Au nom de Jésus, qu’elle prononce avec cette foi qui remue les montagnes, le rocher s’entrouvre et laisse passer la mule qui emporte la vierge chrétienne.
Et le faux page, qui n’était qu’un démon,

Comme au feu d’un bouillant cratère,
Soudain s’abîme sous la terre,
En laissant tomber de sa main
Une chatte ceinture aux ronces du chemin.

La damoiselle de Vergy arrêta sa course près d’une fontaine, à quelques pas de la Roche-Percée. Elle descendit à terre, et, se prosternant, elle voua au Seigneur sa virginité miraculeusement conservée.
Plus tard, de la dot que lui laissa son père, elle composa, en l’honneur de son Époux céleste, un long cantique d’action de grâces, en élevant dans ce lieu un monastère, auquel elle donna le nom de sainte Marguerite, sa patronne.

Étienne BAVARD (1879)

Les sept brouettées de cierges

Une femme disait un jour en confession :
Mon père, je m’accuse d’avoir trompé mon mari.
— Et l’avez-vous trompé plus d’une fois, ma fille ?
— Oui, mon père.
— Combien de fois ?
La femme réfléchit quelques instants, puis :
— Je ne pourrais vous le dire en ce moment, j’ai besoin d’y penser.
— Eh bien ! pensez-y cette nuit et, demain matin, vous apporterez à l’église autant de cierges que vous avez commis de fois l’action dont vous vous accusez.
Le lendemain, à l’heure où le curé montait à l’autel pour dire la messe, la femme arriva à la porte de l’église. Elle poussait devant elle une brouette chargée de cierges et, à chaque tour que la roue faisait, cette roue mal graissée criait, criait… si bien que le curé, impatienté d’entendre ce bruit, retourne la tête vers la porte en disant : chut ! chut !
— Il n’y a pas de chut ! chut ! qui tienne, répondit la femme ; j’ai encore à amener sept brouettées comme celle-ci !

Conté par Charles Lesort, né à Saint-Andelai (58) en 1827
Achille MILLIEN (1888)

Thilda

Quand on suit la pittoresque route qui va de Clairmain à Matour (71), on aperçoit à mi-chemin environ, sur les collines de droite, un petit bois de sapins.
Là, il y a une cinquantaine d’années, au milieu de pans de murs et d’escaliers en ruine, une haute croix de pierre à moitié détruite, et dont le socle marque aujourd’hui la place.
Ces ruines et cette croix ont une terrible histoire.
Jadis, il a bien longtemps, bien longtemps, à la place des sapins au tronc droit et régulier comme des fûts de colonne, s’élevait un vaste château aux tours massives et aux poivrières aiguës, dont la masse imposante dominait la vallée.
Or, à l’époque où se passait l’histoire, le vieux baron de Maslefort, propriétaire de ce manoir avait chaque jour à sa table, nombre de seigneurs et de preux chevaliers qui venaient là de tous les pays du monde.
Certes, l’hospitalité du baron était grandiose, et les chasses qu’il donnait étaient émouvantes et magnifiques, mais tout cela ne suffirait pas à vous expliquer une telle affluence de visiteurs, si je ne vous disais de Maslefort renfermait alors la belle Thilda, fille du baron, la merveille du duché de Bourgogne.
Thilda était brune comme la nuit, ses grands yeux profonds et changeants, ses lèvres d’un dessin exquis et pur, ses cheveux dont les boucles soyeuses descendaient librement sur ses épaules, tranchant sur la pâleur d’ivoire des joues, en faisaient une créature étrangement belle et désirable.
Cependant, pas un des hôtes de son père ne pouvait se flatter d’avoir obtenu d’elle le moindre mot d’espoir, elle accueillait les madrigaux les plus galamment tournés et les déclarations les plus brûlantes avec un sourire également moqueur.
Mais le soir, quand tout dormait au château, une voix douce et fière montait de la vallée, chantant une romance de ce temps-là :
Dame dont le sourire
Captive et pauvre cœur,
Qui souffre et n’ose dire
L’excès de sa douleur ;
Ah ! laisse-toi fléchir
Ou me faudra mourir !

La brune Thilda sortait alors du château par une issue secrète, et bientôt se trouvait dans les bras du chanteur qui n’était autre que Francel, le blond ménestrel dont les tensons, les lais et les romances se chantaient dans toute la Bourgogne.
Ils s’aimaient d’un fol amour, et Thilda avait juré à Francel de n’appartenir jamais à un autre homme.
Or, les circonstances impérieuses forcèrent un jour Francel à quitter sa maîtresse pour aller guerroyer au loin.
Deux ans se passèrent sans que Thilda, dont la pâleur avait augmenté encore et dont un cercle de bistre estompait maintenant les yeux, reçut de son bien-aimé la moindre nouvelle.
Cependant son père qui se sentait mourir, la pressait davantage de prendre un mari. Devant les refus obstinés de la pâle enfant, le vieux seigneur se faisait un chagrin mortel.
Trois ans s’étaient écoulées sans nouvelles. Le baron venait de déclarer à sa fille que si elle n’acceptait pas son cousin Hugues pour mari, elle ferait le désespoir de ses derniers jours, et qu’il mourrait en la maudissant. La pauvre Thilda désespérant de jamais revoir son ami, finit par consentir…
Le sire Hugues de Combernon, grand chasseur et formidable buveur dont la barbe rouge effrayait les petits enfants, devint l’heureux époux de la merveille du duché de Bourgogne.
Trois années encore s’écoulèrent. Une nuit, sire Hugues, rentré de la chasse, dormait d’un profond sommeil aux côtés de sa jeune épouse, qui, le regard perdu dans la nuit, songeait.
Soudain, une voix vibrante se fit entendre dans la vallée :
Dame dont le sourire
Captive et pauvre coeur,
Qui souffre et n’ose dire
L’excès de sa douleur…
C’était Francel, Francel qui revenait chevalier et capitaine, demander la main de celle qu’il n’avait jamais oubliée.
Au son de cette voix la pauvre Thilda se mit à trembler qu’elle réveilla son mari.
Francel continua sa chanson :
Ah ! laisse-toi fléchir
Ou me faudra mourir.
— Quel est l’étrange fol qui vient ainsi troubler notre repos ? s’écria le sire Hugues se réveillant tout à fait.
Ah ! laisse-toi fléchir
Ou me faudra mourir.
répétait le blond ménestrel.
— Oh ! oh ! qu’est ceci, gronda Hugues. Par ma foi, madame, je veux voir de près quel est l’audacieux qui vient à cette heure vous dire des chansons d’amour ? Et s’habillant à la hâte, il ceignit son épée et sortit par une poterne basse…
Quelques minutes après, Thilda, de plus en plus tremblante, entendit de terribles blasphèmes, puis deux grands cris qui réveillèrent toute la montagne.
Affolée, la pauvre enfant s’élança à demi-nue par le chemin que son mari devait suivre, en appelant d’une voix déchirante : Francel, Francel !
Mais les orfraies seules répondaient à ses appels par des hululements plaintifs.
À cet instant, la lune émergea, sanglante, au dessus des nuages, et Thilda vit à ses pieds les cadavres de son époux et de son fiancé, enlacés dans une dernière et mortelle étreinte.
La blonde tête de Francel était éclairée en plein par la lune. Ses lèvres crispées, frangées d’une écume de sang, s’entr'ouvaient comme pour maudire ; et son regard fixe semblait reprocher sa trahison à la fiancée parjure.
— Pardon ! pardon ! gémit Thilda.
Et s’agenouillant, elle prit dans ses bras la tête pâle du mort, qu’elle couvrit de baisers passionnés.
Mais les lèvres de Francel conservaient leur malédiction muette, et ses yeux leur reproche effrayant.
Alors, Thilda toute blanche se releva, et tirant le poignard de son amant, se le plongea par deux fois dans la poitrine…

Le lendemain, on releva les trois cadavres. On ne put jamais retirer Francel des bras de Thilda, qui l’étreignait dans un embrassement suprême.
On fit élever, à cet endroit, une haute croix de pierre. C’était celle dont on voit encore aujourd’hui les ruines.
Mais dans toutes les fermes de la montagne, on vous racontera que par les nuits d’automne, on entend une voix plaintive sortir du bois de sapins.
Cette voix gémit : Francel ! Francel !
— C’est Thilda qui vient chercher le pardon de son fiancé ! murmurent en se signant les vieux pâtres.

Charles REMOND (1888)

Le lait de la Vierge

Il existe plusieurs volumes sur les nombreux miracles dont Châtillon (21) fut le théâtre et dont saint Vorle a été le principal acteur au temps du roi Gontran.

Saint Bernard, petit-fils du comte de Châtillon, illustra aussi sa patrie par des actes miraculeux, et c’est à lui que l’image de la Vierge de la cathédrale donna, dit-on, trois gouttes de lait, dont la suavité lui inspira l’hymne magnifique : Ave maris stella.
Charles NODIER (1836)

 

Les bourdons de la cathédrale

La sonnerie de l’église cathédrale de Sens (89) a, depuis bien des siècles, acquis une célébrité justement méritée par sa merveilleuse harmonie. Qui n’a pas entendu parler de la cloche Marie, qui, dans une journée pleine d’alarmes, sonna d’elle-même pour jeter l’effroi parmi les ennemis et pour les éloigner de la vieille métropole, si l’on en croit une tradition du pays sénonais ?
Mais l’histoire, plus grave, rapporte que l’évêque Loup, de bienheureuse mémoire, poursuivi par Clotaire II, et redoutant les bandes farouches du roi de Soissons, se rendit à l’église principale de Sens, et fit sonner la cloche Marie pour appeler le peuple et pour l’exhorter à la prière. Saisis de terreur à ce bruit étrange, les ennemis s’enfuirent, "comme si le Dieu des armées combattait pour les fidèles et pour le pasteur."
Peu de temps après, Clotaire s’empara de la ville de Sens et fit enlever la cloche qui lui avait causé tant d’effroi. Mais transportée dans l’enceinte de Paris, l’harmonieuse Marie « resta muette et ne voulut rendre aucun son. » Frappé de ce prodige, Clotaire la rendit au saint prélat dont les vertus lui avaient été si longtemps inconnues.
Marie recouvra sa voix dès le bourg de Pont-sur-Yonne, et la conserva plus ou moins grave, plus ou moins mélodieuse jusqu’en 1792.

Alexandre ASSIER  (1860)

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