
Provence-Alpes-Côte-d'Azur







La Patte Luzerne
Les matelots du Var racontaient qu’un navire d’espèce géante avait jadis fréquenté leurs côtes.
Il s’appelait la Patte Luzerne, et il était tellement grand que, lorsqu’il partait de Toulon (83), son arrière débouchait à peine de la rade alors que son beaupré sortait du détroit de Gibraltar.
Paul SÉBILLOT (1904)
Le pas de la mule
Il y avait autrefois, à Saint-Étienne-de-Tinée (06), un muletier nommé Urbain, lequel était propriétaire d’une grande mule toute blanche que, pour cette raison, il avait surnommée Hermine.
C’était, sans contredit, la plus forte mule de la contrée. Sans cesse, dans sa compagnie, Urbain parcourait, quand ils n’étaient pas encombrés de neiges, les passages qui mènent à l’Argentière ou à Vinadio, par-delà les hautes montagnes, pour en rapporter des sacs de bon blé du Piémont, dont il faisait le commerce. On avait tant de fois entendu, par monts et par vaux, son petit cri : Hue ! Hermine ! que les bergers qu’il rencontrait, çà et là, au lieu de lui dire : « Bonjour, Urbain ! » se prenaient à crier, eux aussi : « Hue ! Hermine ! »
Un soir qu’il ramenait à Saint-Étienne sa bête chargée, il se trouva face à face, au détour d’un chemin, avec une procession qu’il crut être de pénitents blancs. Or, ceux-ci ni ne chantaient, ni ne psalmodiaient, ni ne murmuraient parole latine ou autre ; on n’entendait pas plus leur souffle que le bruit de leurs pas ou celui de leur rosaire égrené ; à la main, ils tenaient une lumière pâle, qui brûlait sans éclairer.
Ce n’était ni plus ni moins qu’une procession de revenants, ainsi qu’Hermine l’avait tout de suite senti, car les animaux, avec leur simple instinct, flairent beaucoup mieux que les hommes l’odeur de la Mort.
Aussi Hermine soufflait-elle d’impatience, pendant que son maître, arrêté, baissait pieusement la tête, récitant les litanies des Saints. Elle se remit même en route, sans son ordre et sans daigner attendre que le dernier de la procession fût passé, de sorte qu’elle le sépara de ses compagnons.
Et le pénitent, comme interdit, de présenter sa lumière à Urbain, qui la prend machinalement, puis se met à suivre le cortège, entamant une nouvelle prière, lorsque, subitement, voici toutes les lumières qui s’éteignent ensemble, et la procession qui s’évanouit… Le muletier n’avait plus dans la main qu’un os de mort, en guise de cierge !
À peine en ville, sa bête pansée, il s’en courut chez l’archiprêtre, qui lui conseilla de restituer sans retard son cadeau au revenant, qu’il ne pouvait manquer de retrouver à la même heure, au même détour du chemin.
Ainsi fut fait. « Hue ! Hermine ! » La procession repassant, Urbain vit les fantômes blancs défiler avec leurs lumières pâles, et, derrière eux, il distingua, non sans peine, un autre fantôme, mais noir, celui-là, s’avançant péniblement, comme à tâtons, et paraissant éprouver de grandes angoisses, sans toutefois soupirer ni gémir. Quand il fut à la portée d’Urbain, il saisit brusquement la lumière que celui-ci tendait, et tout soudain sembla vêtu de blanc, à l’instar des autres fantômes qu’il rejoignit, volant plutôt que courant.
Urbain vit bien que la procession se rendait à l’église, qui était alors sur le grand chemin en amont de la ville : « Hue ! Hermine ! » En un instant, il est sous le porche, après avoir attaché à un anneau du mur sa bête qui s’ébroue et frissonne.
Il entre : l’église est froide, quoiqu’il y ait foule ; elle est sombre, quoiqu’il n’y ait jamais.eu tant de cierges allumés ; mais leurs flammes ne sont, dans la nuit épaisse, que comme autant de points blanchâtres et sans rayons.
Urbain connaît assez sa paroisse ; il s’avance : chaque fantôme qu’il est près de frôler, se dérobe silencieusement. Arrivé devant l’autel que huit cierges n’éclairent pas, il distingue vaguement un prêtre qui officie avec deux servants : ils n’ont ni voix, ni souffle, ni regard, ni chair, ni rien qui ait vie.
« Jésus-Dieu, secourez-moi ! » – s’écrie-t-il avec terreur, et il fait un grand signe de croix.
Or l’enfer, qui était dans le temple de Dieu, brise, pour s’en échapper, les portes et les fenêtres, fend la voûte, écarte les piliers massifs, fait sauter les dalles du pavé, avec un fracas pareil à celui du tonnerre.
Urbain s’est sauvé à temps. « Hue ! Hermine ! » dit-il, oubliant que sa mule est attachée. Mais elle n’est plus attachée : la frayeur décuplant ses forces, elle a si violemment tiré sur l’anneau, qu’elle a descellé la pierre où il était fixé, puis, d’un autre effort, rompu son licou et pris la fuite en bondissant. Urbain distingue le bruit de ses quatre sabots ferrés, il voit même de loin les étincelles qu’ils font jaillir du sol pierreux, il s’élance à sa poursuite, il appelle en vain cette compagne fidèle de ses voyages.
Hermine est sourde à toute voix humaine. Sa blanche crinière hérissée, sa queue droite, elle va à travers les torrents, à travers les rochers, les troncs d’arbres, les broussailles épineuses, monte et redescend les collines du même galop furieux ; elle a dépassé les lieux où la Tinée n’est plus qu’un ruisselet, quand enfin, haletante et fourbue, elle s’affaisse en arrivant au col qui dorénavant s’appellera le Pas de la Mule.
C’est à cette place qu’au point du jour, un petit pâtre reconnaît la belle mule blanche de Saint-Étienne, étendue sur le gazon. « Hue ! Hermine ! » – crie-t-il en manière de plaisanterie. Croyant entendre son maître, elle entr’ouvre ses yeux mourants et pousse son dernier soupir, peut-être à la même heure qu’Urbain qu’on ne reverra plus, car les esprits l’ont conduit au précipice, pour servir de pâture aux aigles et aux corbeaux, à moins qu’ils ne l’aient emporté vif dans leurs demeures souterraines, pour le punir d’avoir troublé leurs mystères.
Édouard CHANAL (1895)
La nymphe de la source
Parti pour faire danser les filles de l’Isle sur Sorgue, (84) le vieux ménétrier Basile s’endormit à l’ombre un chaud jour, sur le chemin de Vaucluse. Apparut une nymphe qui, belle comme l’onde claire, prit la main du dormeur et le conduisit au bord de la Vasque où s’épanouit la Sorgue. Devant eux, l’eau s’entrouvrit et les laissa descendre entre deux murailles de liquide cristal au fond du gouffre.
Après une longue course souterraine, la nymphe, au milieu d’une souriante prairie, semée de fleurs surnaturelles, arrêta le ménétrier devant 7 gros diamants.
Soulevant l’un deux, elle fit jaillir un puissant jet d’eau.
- Voilà, dit-elle, le secret de la source dont je suis la gardienne, pour la gonfler, je retire les diamants.
Au septième, l’eau atteint le figuier qui ne boit qu’une fois l’an et elle disparût en réveillant Basile.
Frédéric MISTRAL (1859)
Notre-Dame de Romigier
Après la retraite des Sarrasins et le rétablissement de notre ville de Manosque (04), un jour qu’un laboureur conduisait ses bœufs dans un champ, où s’élevaient des buissons épineux, ces animaux s’arrêtèrent subitement sans pouvoir être amenés, ni par l’aiguillon, ni par les coups, à poursuivre le sillon commencé. Le laboureur, attribuant leur hésitation à ce grand nombre d’épines, met le feu aux buissons. Les bœufs s’avancent alors, mais d’un pas lent et grave et comme saisis d’un respect religieux.
Après quelques pas, ils fléchissent le genou, baissent la tête, et, balayant la terre avec leurs fanons, ils remplissent le ciel de doux mugissements. Vous diriez que, comme dans l’étable de Bethléem, au berceau du Seigneur, ils reconnaissent leur Maître. Le laboureur est d’abord frappé d’étonnement, puis de stupeur, et, voyant l’opiniâtre immobilité de ses bœufs, il crie au prodige. Tremblant de tous ses membres, ce bon villageois ne sait à quoi se décider dans des circonstances aussi extraordinaires. Que fera-t-il ? Il appelle à la hâte des cultivateurs voisins, et ceux-ci ne sont pas moins étonnés que lui de choses aussi surprenantes.
Comme d’ordinaire, le récit de cet événement vole de bouche en bouche : les habitants accourent de la ville et des campagnes ; les garçons et les jeunes filles se précipitent en troupes. Cependant, les bœufs restent immobiles et mugissants, comme ceux qui ramenaient l’arche d’Accaron à Israël. Quels sentiments agitent alors le peuple ! Les uns crient au miracle ; les autres, dont les sanglots étouffent les paroles, frappent leur poitrine : ceux-ci, les yeux levés au ciel, adorent la toute puissance de Dieu ; quelques-uns accusent la lâcheté des mortels : Dieu, disent-ils, Dieu veut sans doute recevoir des bêtes un culte que l’homme lui dénie. Tous fondent en larmes :
- Que faisons-nous, amis, que faisons-nous ? s’écrie un homme d’une haute sagesse. Ce n’est pas le gazon que les bœufs adorent. Ce sol, où ils sont prosternés, recèle quelque chose de grand et de divin. Ce n’est pas un accident, ce n’est pas la fatigue qui les abat : leurs mugissements nous disent assez qu’il faut ouvrir la terre. Il dit : les mains, les bâtons, tout ce qu’on rencontre est mis en œuvre.
À peu de profondeur, on découvre un tombeau de marbre qu’on retire ; et si l’arche de Dieu cachée par Jérémie était rapportée au temple par les Hébreux, elle n’exciterait pas une plus grande jubilation. Un prêtre appelé arrive : il ouvre le sarcophage et y trouve la Vierge de Manosque revêtue d’ornements précieux et chargée d’or. Le peuple est transporté, il fête ce jour heureux ; et d’une voix unanime, il demande un temple pour Marie. Elle reçut alors le nom de Vierge de Romigier, des ronces qui la cachaient et qu’on appelle roumi dans la langue du pays.
La statue de la Vierge qui fut trouvée dans ce sarcophage, est exposée à la vénération des fidèles dans la chapelle qui lui est dédiée. Elle est haute de soixante et dix centimètres, assez mal sculptée en bois ; elle a cette couleur noire que portent tous les anciens ouvrages de dorure, quand celle-ci a été détruite par le temps.
Abbé FÉRAUD (1848)
L’église à la place du dragon
Saint-Véran (05), placé à 2009 mètres au-dessus du même niveau, village le plus élevé qu'on connaisse et qui tire son nom de celui de son église, en mémoire d'un évêque de Cavaillon qui vivait au sixième siècle. La fondation de cette église de Saint-Véran, Vérain ou Urain serait due, suivant la tradition du pays, a une circonstance miraculeuse ; elle rappellerait un dragon que le saint aurait chassé de la fontaine de Vaucluse, et qui serait allé mourir dans un désert du Queyras, sur une montagne, à l'endroit même où la chapelle aurait été construite.
PILOT J.J.A. (1837)
L'âne de la Ciotat
De nombreux récits de l'intérieur des terres racontent que des quadrupèdes diaboliques présentent leur dos aux passants, et vont ensuite plonger dans l'eau, ou même noyer, ceux qui ont l'imprudence de se laisser tenter. Cet épisode est assez rare sur les côtes ; on le retrouve pourtant à La Ciotat (13) : un soir, six garçons de ce pays prirent place sur le dos d'un âne qui s'allongeait complaisamment à mesure que l'un d'eux y montait. Quand ils furent tous, il se mit à trotter, puis, marchant comme le vent, arriva au bord de la falaise du Bec de l'Aigle ; ils eurent l'idée de faire tous ensemble le signe de la croix, et l'âne les jeta par terre, puis il disparut en disant : "Vous avez eu raison de vous signer ; car sans cela je vous aurais précipités du haut du Bec de l'Aigle dans la mer."
Paul SÉBILLOT (1904)
L’étang de Bras
Dans la commune de Bras (83), entre Barjols et Brignoles, se trouve un étang d’une minime étendue mais d’une profondeur assez grande qui passait pour avoir eu, dans les siècles derniers, une origine surnaturelle et présentait même des phénomènes qu’une superstition locale expliquait d’une manière peu en rapport avec les lois physiques de l’ordinaire des choses.
C’est ainsi que la tradition racontait gravement que, jadis, il y avait eu, sur l’emplacement de cet étang, un village peuplé de nombreux habitants et vivant d’une vie prospère. Mais ce village était composé de gens peu vertueux, aimant plus le plaisir que le travail et se laissant aller à tous les vices, y compris celui de l’irreligion. De nombreux avertissements leur avaient été donnés en maintes circonstances, sans qu’ils eussent voulu se convertir jamais.
À un moment donné, ils furent tellement irrévérencieux pour la fête de la Sainte Madeleine qu’ils encoururent la colère céleste. En effet, par une belle nuit de juillet, le ciel se couvrit de nuages, la pluie se mit à tomber avec rage, les ruisseaux des environs se gonflèrent d’une manière inusitée, l’eau se mit même à sortir de sous-terre en tant d’endroits que le lendemain matin, on ne trouva plus qu’un lac, là où la veille était le susdit village. La chose est tellement vraie, ajoute le conteur, et la raison du châtiment tellement palpable que toutes les années, pendant le jour qui précède sainte Madeleine, on entendit le cri de douleur et de désespoir des malheureux qui furent noyés en punition de leurs péchés et qui sont condamnés aux peines éternelles de l’enfer.
Le châtiment de ces irréligieux avait même, croyait-on dans le temps, un petit air de menace bien décidée vis-à-vis des habitants de Bras qui avaient été, parait-il, prévenus – d’une façon assez péremptoire pour faire trembler plus d’une dévote – que si le jour de saint Marc, ils oubliaient jamais de faire une procession autour de l’étang, il leur arriverait quelque chose de fort désagréable : des flammes, par exemple, sortiraient de l’eau et viendraient les griller aussi bien et aussi complètement que la pluie surnaturelle de la sainte Madeleine avait noyé jadis leurs voisins.
Laurent BÉRANGER-FÉRAUD (1885)
Grapelet dans sa grotte
Les grottes de Sigottier (05) sont bien connues des habitants du voisinage qui, toutefois, les visitent peu par suite de certaines légendes qui les donnent comme le séjour d’un mythe, Grapelet, qui pour les uns est le Diable et pour les autres la Mort. Grapelet a, en effet, des procédés dont la pensée seule donne le frisson.
Un soir, un habitant attardé, obligé, pour rentrer chez lui, de suivre le sentier qui passe sous les grottes, voulut, pour se donner courage, narguer l’habitant mystérieux des lieux et cria : « Eh ! Grapelet, as-tu fait ta soupe ? » Le châtiment ne se fit pas attendre, l’imprudent sentit aussitôt sur sa joue, en guise de soufflet, un souffle léger.
David MARTIN (1896)
Les nonnes de Saint-Martin
— Quel lien il peut y avoir entre votre affaire d’héritage et les nonnes de Saint-Martin (06) dont le sort, peu enviable sans doute, menace votre malencontreux cousin !
— Oh ! monsieur, ne voyez là qu’une façon de parler familière aux gens du pays, mais consacrée par un long usage, car elle remonte à bien près d’un millier d’années.
— Je comprends : le dicton doit son origine à quelque gros événement local ?…
— Vous l’avez dit : il se rattache aux incursions de ces Sarrasins de malheur qui ont obligé nos ancêtres à fuir les rivages cléments pour élire domicile sur des sommets venteux, comme les habitants de Castellar, Castillon, Sainte-Agnès, et autres, soucieux avant tout de mettre leurs chers enfançons hors de la portée des pirates.
— Se pourrait-il que des nonnes eussent pactisé avec ces abominables Infidèles ?
— Grâce à Dieu, non ! Celles-là étaient vraiment de saintes filles ! Et, nonobstant, c’est bel et bien leur faute à elles toutes seules, si elles ont fini leurs jours mortels loin du cap Martin ou Saint-Martin, dans la servitude de ces fils de Satan.
J’étais arrivé à mes fins : je n’eus pas besoin de beaucoup d’insistance pour obtenir de mon compagnon le récit suivant :
— Voyez-vous, monsieur, ces religieuses de Saint-Martin, qui sortaient des meilleures familles du pays, avaient fait vœu de pauvreté de très bonne grâce et dans la sincérité de leur âme ; mais elles avaient eu beau renoncer aux pompes et aux œuvres du monde, elles aimaient encore un peu leurs aises.
» Si elles ne demandaient qu’à se relever de nuit pour prier Dieu, ce n’était tout de même qu’à la condition de ne pas risquer, sous un air trop froid, le rhume de cerveau ou peut-être la pleurésie.
» C’est bien ce que s’étaient dit les moines de Lérins, à qui Raimondi, comte de Vintimille, avait fait don de sa vaste propriété du cap Martin, quand ils résolurent d’y construire le modèle des couvents salubres pour des religieuses de bonne maison.
» Car il ne faut pas s’imaginer que S. M. François-Joseph, empereur d’Autriche et roi de Hongrie, notre hôte des derniers printemps, se soit le premier avisé que le cap Martin est un coin du paradis terrestre ; à telles enseignes que, n’étaient les piqûres des moustiques à la saison des fruits mûrs, chacun d’entre nous serait trop heureux et trop aise de passer, dans ce lieu béni, tout le reste de sa vie présente, et même, s’il plaisait à Dieu, sa vie future.
» Malheureusement donc pour les bonnes religieuses d’alors, ce paradis terrestre était déjà connu des Sarrasins, qui ne se faisaient pas faute d’y débarquer furtivement, pour en emporter les plus belles fleurs.
» Il est vrai que les défenseurs courageux ne manquaient pas, à distance respectueuse du couvent, dans les murs de ce village de Roquebrulle, célèbre parmi le monde entier pour avoir, un jour que le sol tremblait, glissé sur la pente de la montagne, avec toute son assise de rochers, jusqu’à ce que trois simples racines de genêt aient, par miracle, arrêté l’avalanche à mi-côte :
Roccabruna s’es avaraïa,
Tre ginestre l’hon arrestaïa.
Roquebrune a glissé,
Trois genêts l’ont arrêté.
» Ainsi, les précautions paraissaient bien prises. Un gros de chevaliers aguerris par mainte rencontre avec les infidèles et commandés par un véritable homme de guerre dans la personne du très noble et très puissant seigneur marquis de Roquebrune, veillaient d’en haut sur les précieuses têtes des servantes préférées de Dieu.
» Que si, par un hasard, les agresseurs, plus friands du pillage que de la bataille, se présentaient nuitamment, il était convenu qu’au premier aboiement du chien de garde flairant l’approche des chacals, on sonnerait à toute volée la grosse cloche du couvent qui s’entendait d’une bonne lieue à la ronde par-dessus le bruit des vagues du cap Martin, de telle sorte que l’arrivée des secours ne laissât pas à l’ennemi le temps d’enfoncer les portes de chêne garnies de fer.
» Tout alla bien pendant des mois et des années.
» On ne laissait pas, sans doute, du donjon de Roquebrune, d’apercevoir par-ci par-là, sur la nappe bleue de la haute mer, quelque voile sarrasine brillant au soleil comme l’aile d’un immense oiseau de proie. Mais les écumeurs de rivages paraissaient, pour lors, en quête d’une proie moins bien gardée que celle-ci ne l’était tant par les prières des moines de Lérins, puissants au ciel, que par la hallebarde des vigilantes sentinelles.
» La pieuse maison s’accoutumait peu à peu à une douce sécurité : on y connaissait même la gaieté, en un temps où manquaient les occasions de rire. Pourtant, tout innocente que fût cette gaieté, c’est d’elle que vint un mal irréparable.
» Parmi les jeunes nonnes qui faisaient la joie de cette maison de Dieu, ainsi que les chœurs d’anges qui font sourire au ciel la Sainte Trinité, se trouvait sœur Christine, la plus pieuse de toutes quand on était réuni au pied de l’autel, mais la plus turbulente aux heures de promenade permise dans la vaste enceinte du monastère, sous le couvert des pins et des oliviers séculaires.
» Comme elle avait pour frère aîné le très noble et très puissant seigneur marquis de Roquebrune, on comprend qu’elle fût un peu choyée à ce titre ; mais elle était surtout aimée, disons-le, pour son charmant naturel, sa franchise digne d’un chevalier, la limpidité de ses yeux rieurs et le gentil ramage de sa voix argentine.
» Il n’était pas de chère mère, datant de Charlemagne, qui ne se déridât, sans scrupule de conscience, aux reparties inattendues ou aux gracieuses espiègleries de l’enfant gâtée du couvent. »
« Un soir d’été, comme sœur Christine, dans l’appréhension des moustiques qui infestent le beau rivage méditerranéen, pétillait de reculer l’heure du coucher qu’ils choisissent pour assiéger leurs victimes, en sonnant leur fanfare horripilante, elle imagina malicieusement, après la collation et la prière terminées, de faire entendre un couvre-feu, qui loin d’inviter les paupières à se clore, eût la vertu de chasser le sommeil de tous les yeux. Elle se glissa à la dérobée, à pas de loup, sous la grosse cloche d’alarme et la mit en branle à tour de bras.
» À cette sonnerie inusitée, toutes les nonnes du couvent, jeunes et vieilles, depuis la mère supérieure jusqu’à la sœur tourière, s’en coururent à la file vers le clocher de la chapelle, un bout de cierge allumé en main, et toutes, soudain, comme de concert, furent prises d’un fou rire à la vue de sœur Christine pendue à la corde par ses petites mains nerveuses, tantôt soulevée entre ciel et terre, tantôt repoussant le sol du pied comme pour prendre un nouvel élan et s’élever encore plus haut, et, toute radieuse de sa jolie invention, s’écriant entre chaque coup de cloche :
— Bon ! Entendez-vous ceux de Roquebrune ?.. Bon ! voici Roquebrune qui descend de nouveau de sa montagne !… Bon ! que Dieu bénisse les chevaliers de Roquebrune ! »
« Et, en effet, les chevaliers de Roquebrune descendaient en avalanche de leur château fort, comme autrefois avait descendu le village lui-même, mais sans s’arrêter à mi-côte aux racines de genêt, et ils poussaient le cri : Sus aux Sarrasins !
» Dans cette course bondissante, les pièces de leur armure, heurtant contre les rochers, en faisaient jaillir des éclairs, leurs yeux en lançaient d’autres, et ces pieux chrétiens, partis en guerre contre les fils de Satan, rugissaient d’impatience de noyer dans leur sang ces lâches agresseurs de l’innocence.
» Leur cœur se serra pitoyablement quand ils trouvèrent la porte du monastère toute grande ouverte devant eux, comme si les ennemis l’eussent déjà forcée. Ils franchirent le seuil, d’un bond terrible, la dague au poing, résolus à ne point faire quartier, lorsque, dès l’entrée du cloître, les voilà qui demeurent cois, subitement, les jambes flageolantes, comme hébétés de surprise, devant le spectacle qu’offrent les bonnes sœurs rangées en demi-cercle et accueillant leurs défenseurs par des applaudissements et des actions de grâces :
— « On a voulu voir à l’épreuve – dirent-elles – les cœurs ardents, les pieds agiles des sentinelles de Roquebrune ; on en dormira mieux, désormais, sur la foi de leur vigilance tutélaire. Dieu bénisse Roquebrune et ses preux chevaliers !
— « Dieu vous bénisse vous-mêmes, chères mères et chères sœurs ! – repartit le marquis de Roquebrune, le sourcil froncé ; – mais, croyez-m’en, ne jouez plus à pareil jeu : il pourrait vous en cuire ! »
» Puis, sur cet adieu, tournant les talons, se mordant la moustache et rengainant un glaive inutile, la troupe désappointée suivit son chef vers les logis d’en haut, silencieusement, et d’un pas moins gaillard qu’elle n’en était venue pour affronter la bataille. »
« L’avertissement du marquis de Roquebrune arrivait trop tard ; les bonnes sœurs en firent la dure épreuve, car elles n’eurent pas besoin de renouveler une plaisanterie intempestive pour en connaître tout le danger.
» Environ quinze jours après l’espièglerie de sœur Christine, la même cloche d’alarme sonnait encore à toute volée, cette fois au milieu de la nuit. Les preux chevaliers en furent tous réveillés de leur premier sommeil. « À d’autres ! » – grommela chacun d’eux avec humeur, en se demandant si les nonnes de Saint-Martin n’étaient pas décidément devenues folles, et en se retournant sur l’autre oreille pour se rendormir.
» Leur consternation n’en fut que plus affreuse, le lendemain, à la pointe du jour, quand le cri de détresse poussé par la plus matinale des mères de famille les eut fait lever en sursaut.
» Jetant les yeux du côté de la mer, le marquis de Roquebrune et ses hommes d’armes virent fumer les restes de ce qui avait été le couvent commis à leur garde, tandis que plusieurs galères sarrasines filaient sous le vent, emportant les servantes du Seigneur en captivité, dans la direction de la Provence, vers ces criques où viennent expirer les rameaux de la chaîne de montagnes qui porte encore aujourd’hui le nom de Chaîne des Maures.
Édouard CHANAL (1895)
La fête des Tavelleuses
À Joncquières (84), commune distante d’une lieue et demie d’Orange, cette ville romaine, un vieux proverbe provençal dit.
Lou vingto-cinq dé Mars
Pren tou caléou
Vai lou djita à la mar.
En français : Le vingt-cinq mars, prends ta lampe, va la jeter à la mer. À cette date, les Tavelleuses, jeunes filles qui travaillaient aux Tavelles ou moulins à dévider la soie, se réunissaient pour faire une sorte de radeau qu’elles enguirlandaient de rubans et de rameaux de buis. Elles y plaçaient deux poupées et un certain nombre de coquilles d’escargots garnies d’huile et de mèches qu’elles allumaient ; les préparatifs terminés, le cortège parcourait le village puis se dirigeait vers un cours d’eau voisin de la fabrique et on abandonnait au courant l’esquif et sa cargaison. Les jeunes filles suivaient la rive en chantant différents couplets dont le refrain était à peu près celui-ci : "Marion se promène au bord de l’eau, au bord du ruisseau."
Les chants continuaient jusqu’à ce qu’un obstacle eût fait sombrer la frêle embarcation, éteint les lumières et noyé les poupées.
Lou Caléou, c’est-à-dire la lampe des veillées, était ainsi jetée, non à la mer, mais à l’eau. Dès ce jour, le travail à la lumière cessait dans toutes les fabriques du pays.
Le soir de ce même jour, les jeunes filles organisaient un bal où les danseuses invitaient elles-mêmes leurs cavaliers.
Cette coutume a disparu depuis plusieurs années. La cause en est, sans doute, aux vicissitudes qu’a subies l’industrie séricicole en Provence et aux chômages fréquents dans les Tavelles. Il m’a paru utile de recueillir cet exemple intéressant et peu commun, je crois, de la mise en scène d’un dicton populaire.
Dr Philippe REY (1886)
Le guet de Saint-Maxime
C’est à Riez (04), que cette fête se célèbre, durant les trois jours de la Pentecôte. Elle consiste en un combat simulé entre des chrétiens et des Sarrasins, combat auquel on donne, dans le pays, le nom de bravade. Les habitants aisés, vêtus à la hussarde, composent un corps de cavalerie, et les personnes moins riches se forment en compagnies de fantassins. Les infidèles ont des cocardes vertes et des enseignes de la même couleur. Un fort, construit en planches et orné de verdure, est attaqué le dimanche et le lundi par les chrétiens, qui font une ample consommation de poudre. Ce fort est pris d’assaut le troisième jour, on le saccage, et l’on emmène les Sarrasins prisonniers jusqu’aux portes de la ville. Ce brillant fait d’armes se termine par un festin ; et, le lendemain, tous les combattants vont à Saint-Maxime pour remercier le patron de la ville de ce que personne n’a été blessé. Dans l’église, le commandant de la bravade désigne son successeur pour l’année suivante en lui plaçant son chapeau sur la tête, et celui-ci tire un coup de fusil dans l’église, en signe d’acceptation.
Alfred de NORE (1846)
L’île de Saint-Honorat
Le saint, montant sur un palmier dont il existe encore un rejeton, invoqua la toute-puissance de Dieu. À sa voix, la mer envahit l’île et submergea la race immonde qui la peuplait.
Quand elle se retira, saint Honorat se mit à bâtir son monastère, et depuis, dit un vieil historien, en ceste Isle, il n’y a jamais eu ni serpent, ni lézard, ni autres bestes rampantes venimeuses.
A. L. SARDOU (1894)
Créez votre propre site internet avec Webador