Enguirlander avec plaisir

— Tiens, Josette, prends celle-là plutôt, elle ira mieux.
Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas, sauf dans la maison de retraite de la Vallée, où Maryse veille à la bonne harmonie entre les pensionnaires. Ils ont tout intérêt pour arriver à leurs fins.
— Passe-moi du fil… non du rouge, sinon ça va jurer !
Le compte à rebours est lancé ; Josette y met tout son cœur. Il ne reste plus que trois mois avant d’afficher le résultat. Les résidents de la maison de la Vallée se fichent pas mal de savoir s’ils vont entrer dans le Livre des Records, mais ils sont certains de faire mieux que ce qu’ils avaient imaginé au départ. Au commencement, Maryse, l’animatrice, avait lancé une de ses fantaisies. Elle est gentille, Maryse, elle a l’art d’amuser la galerie et même quand elle présente une activité bizarre, de nombreux résidents acceptent de la suivre. Alors quand elle a affiché sa nouvelle lubie, même les hommes s’y sont mis :
— On va décorer l’entrée de la maison avec une guirlande de chaussettes.
Raymonde a gloussé. Il faut l’entendre quand elle glousse, même les dindons sont plus discrets que Raymonde. Mais, pour en revenir à Maryse, elle a trouvé l’idée dans un magazine de mode qui donnait des décorations à faire à partir de récupérations. Et là, l’animatrice s’est dit :
— Au lavage, il reste toujours des chaussettes dépareillées, je vais demander à la lingère et on va les utiliser pour décorer l’entrée.
Elle a commencé par ramasser les chaussettes isolées au sein de la maison de retraite, sous prétexte de faire prendre conscience aux pensionnaires de leurs petits oublis. Mais, contente de sa trouvaille, elle en a parlé autour d’elle :
— Pas besoin d’être hébergé là-haut. À la maison aussi, je me retrouve avec des chaussettes qui ont perdu leur pareille ! Va t’en savoir ce que mes ados en font, ils sont plus après leur téléphone qu’à ranger leur chambre…
La boulangère a offert à Maryse les pieds perdus de la famille et elle en a parlé à sa voisine, le Café de la place. Les clients du bistrot ont rapporté ce qui traînait chez eux. Les gamins de l’école ont emboîté le pas, à cloche-pied peut-être, mais avec acharnement. Les maîtresses ont rigolé de cette idée avec l’adjointe aux affaires sociales, qui a déposé un carton sur les marches de la mairie, et les habitants sont venus recycler leurs chaussettes veuves, à l’intention des anciens de la maison de retraite.
Dans l’affaire, Maryse a vu arriver mille, puis trois mille pieds solitaires. Elle avait de quoi faire au moins quatre fois le tour de l’entrée. Jusqu’au moment où la marchande de légumes a plaisanté :
— Vous savez qu’il y a déjà un record de ce que vous faites ?
Personne ne croyait ses oreilles, la légumière avait prévu son coup :
— Le record actuel, c’est une guirlande qui mesure un kilomètre et quatre-vingt-dix-neuf mètres. Dans un EHPAD de l’Ardèche, ils ont assemblé près de quatorze mille chaussettes…
En entendant ce chiffre, la lingère a levé les bras au ciel :
— On n’y arrivera jamais ! J’en récupère deux ou trois par semaine, pas plus. Vous voyez pas le boulot pour arriver à ce nombre.
Alors mobilisation générale : les commerçants ont mis des affiches, le maire a passé l’information sur les panneaux lumineux aux entrées et au centre de la commune, le directeur de la maison de retraite a donné la consigne aux familles qui viennent en visite et l’animatrice s’est improvisée comme chef d’orchestre d’un bataillon de couturières. Pardon, elle a aussi recruté des couturiers.
Hier, Maryse a versé une larme. Oh, pas de découragement, bien au contraire, mais de joie. La boulangère, grande comptable des socquettes solitaires, lui a annoncé la récolte :
— Nous en sommes à plus de vingt mille pieds qui ont perdu leur semblable. Ça vient de tout le canton, j’ai même reçu un colis de la Préfecture, à croire que les fonctionnaires n’ont plus que ça à faire, de récupérer des chaussettes dépareillées !
Raymonde a gloussé en entendant la nouvelle. On l’a entendu dans tout le quartier, vu qu’avec le printemps qui est revenu, les pensionnaires de la maison de la Vallée cousent les fenêtres ouvertes.
— On va les plier, les recoudre, passer les fils à l’intérieur pour faire la guirlande la plus longue possible, déclare Yves, résident de la maison, ancien chef du personnel devenu expert en assemblage de chaussettes débauchées.
La guirlande finale sera déployée dans le village lors de sa fête annuelle, à la fin juin. Les plus confiants vont même jusqu’à dire que la commune ne sera pas assez grande et que la guirlande débordera chez un voisin. Ce serait le pied, quand même !

 

NOTRE AVIS

L'auteur nous a confié que l'idée lui était venue par une anecdote réelle dans une maison de l'Aisne. Ah, si tous les articles de presse étaient construits de cette façon, on les lirait plus souvent ! Des personnages attachants, des dialogues qui servent l'action, elle-même simple. Tous les ingrédients sont plaisants pour passer un agréable moment de lecture : les élèves à cloche-pied, les chaussettes veuves ou débauchées, autant de trouvailles qui émaillent l'ensemble.