Folle impression

Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Je le pige d’autant moins que je souffre et que la douleur devient insupportable. Autant physique que morale.
Elle commence dès le réveil. Les jambes disent de me lever et de filer sur le vélo dans la salle de gym. L’entraînement, c’est sacré, il ne faut pas le négliger, quel que soit le temps. Le mouvement doit devenir rapide, régulier, mécanique, automatique. Quand le gel envahit la campagne, on ne peut pas rouler des heures et des heures ; pour se préparer à enchaîner les montées, il faut aller dans des coins de montagne, loin de nos prairies. Je ne vous fais pas de dessin, vous vous doutez bien que trois tours de France, ça ne s’improvise pas.
Le plus curieux, c’est que mes jambes réclament à pédaler d’elles-mêmes. De façon presque irrésistible. Pas besoin de les commander, elles y vont sans que je les ordonne. Je ne suis pas fou : dans ma tête, je les sens qui font le mouvement du pédalage.
Comme disait le coach :
— Tu sens le courant monter dans tes méninges, une fois à droite, une fois à gauche. Si c’est bien réglé, c’est le bon rythme. Continue.
Et j’y vais franco ou plutôt mes cuisses se lancent toutes seules. Comme si elles me dominaient.
Je me crois à peine sur la selle que la chaussure gauche me serre, toujours la gauche. C’est net : le lacet me comprime le dessus du pied, comme si un rivet le pénétrait. J’ai l’impression d’un serrage prononcé ou foireux, mais impossible à régler. Vous pouvez me croire : c’est une vraie souffrance. Je manque de mots pour cette sensation désagréable au maximum : douleur, supplice, torture ?
Avant, j’avais plaisir à pédaler pendant de longues heures, je pensais aux étapes qui m’attendaient dans les épreuves de plusieurs jours, aux efforts quand on s’excite entre copains, au public qui encourage dans les ascensions. Je me revois dans le peloton à sucer la roue de devant ou à appuyer sur les pédales pour empêcher celui de derrière de se laisser aspirer. Ah, j’en vibre encore de ces instants euphoriques !
Maintenant, il ne me reste plus que les souvenirs ; le vélo, c’est fini. La course, c’est du passé. Terminé le peloton, les maillots de toutes les couleurs, les barres grignotées à la va-vite, les bidons disputés par les gens avides, les autographes aux gamins.
Seules, mes jambes se rappellent à moi : elles me tirent du lit, continuent le mouvement que je leur ai imposé pendant des années et me poussent sur ce vélo immobile. Parfois, je me demande si elles ne prennent pas leur revanche : je les ai trop sollicitées, je les ai obligées à se soumettre à mon obstination. Désormais, elles me font subir leurs caprices, en portant leur vengeance jusqu’à la violence s’il le faut. La jambe gauche me torture : des crampes dans le mollet. Elle me force à avancer : genou plié, poussé vers le bas, replié, repoussé vers le haut, et ça n’en finit pas. Elle me persécute, me harcèle, me supplicie. Une véritable bourrelle.
Les gens de science qui ont réponse à tout disent qu’une telle sensation est normale. Dans leurs livres, peut-être, mais dans mon corps ! Elle me fait dérouiller. Le toubib est sûr de lui : hallucinose, dit-il dans son langage savant ; lui explique, moi j’endure. À l’entendre, je serais un halluciné ordinaire. Là, entre le lit et le fauteuil.
Ma vie a basculé dans cette satanée échappée. Je revois la glissade, la bagnole qui double, impossible de m’éviter, le noir, l’ambulance, l’hosto et la guibolle en moins.
J’ai cherché sur Internet le vrai sens du mot hallucinose, j’ai trouvé plus simple : l’illusion des amputés. Là je m’y retrouve : il suffit d’ouvrir les yeux pour constater que ma jambe n’est plus là. Et moi, moi seul, je me berce de la cruelle illusion qu’elle est encore présente… en serrant les dents !

NOTRE AVIS
L'histoire est bien construite : interrogation (ce qui m'arrive), données du problème (sensations, entraînement, pédalage) avec plusieurs angles (coach, spectateurs), pour arriver à la réalité (souvenirs, toubib, hallucinose). Pour nous, ignorant le vocabulaire médical, on a cru jusqu'à l'avant-dernier paragraphe (Ma vie a basculé...) à un cycliste à l'entraînement, et en quatre lignes, on comprend la situation réelle. Bravo.
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