Bretagne

La chatte de la Croix des Haies

Les garous ne sont pas toujours changés en loups par le diable. On les voit quelquefois sous la forme de chats ou de levrettes.
Un soir d’hiver, au village des Riais, dans la commune de Bain-de-Bretagne (35), de nombreux paysans étaient réunis dans une étable où chacun d’eux racontait une histoire de sorciers, de loups-garous ou de revenants.
Quand ce fut le tour du père Pichard, le bonhomme secoua la cendre de sa pipe éteinte en la frappant sur l’ongle de son pouce et demanda :
– Quelle histoire voulez-vous ?
– Le conte de votre chatte, s’écria-t-on de tous côtés.
– Ce n’est point un conte, mes enfants, mais une histoire vraie qui m’a causé bien des tourments. Enfin, puisque vous y tenez, je vais vous la dire sans cachemiteries et sans détours.
Au temps où j’allais faire la cour à ma pauvre défunte femme, à la Haute Chapelle, proche de l’étang de Bain, je revenais ici, nuitamment par le chemin de la Croix des Haies.
Un soir que j’étais resté plus longtemps que de coutume – j’avais le cœur joyeux alors –, je chantonnais en rentrant au logis. Tout à coup, en débouchant d’un chemin creux dans le carrefour de la Croix des Haies, j’aperçus, au pied même de la croix, une grosse chatte blanche qui miaulait tendrement, et qui vint à moi frotter son échine contre mes jambes. Elle me suivit jusqu’aux premières maisons du village, puis elle sauta dans un fossé, et je ne la revis plus.
Les jours suivants, et pendant longtemps, je rencontrai cette bête sur mon chemin. Je m’habituai à son manège et n’y fis plus attention.
Bref, je me mariai, et n’eus plus l’occasion de repasser la nuit par la Croix des Haies. J’oubliai la chatte.
Une nuit, après cinq à six mois de mariage, je me réveillai vers minuit et fus tout étonné de ne plus trouver ma femme à côté de moi. J’appelai : « Nanon ! Nanon ! » Point de réponse. J’allumai la chandelle, il n’y avait personne dans la maison ; je trouvai ça bien étrange.
Je me rendormis, et le matin, lorsque je me réveillai, ma femme était à mes côtés.
– Où donc es-tu allée cette nuit ? lui demandais-je.
– Moi ? dit-elle en rougissant ; mais elle ne répondit pas.
Je n’insistai pas davantage. La nuit suivante, je fis le guet. À minuit, plus de femme ; mais dans la chambre une grosse chatte blanche faisant force ronron tout autour du lit.
Un matin que ma femme faisait le ménage, une araignée lui tomba dans le cou. Elle se sauva dans un cabinet pour se déshabiller.
La curiosité me fit regarder par le trou de la serrure et je vis une chose bien surprenante : ma femme avait à la naissance du cou, près de l’épaule gauche, une marque rouge ayant vaguement la forme d’une patte de chat.
J’avais entendu dire que les personnes qui couraient le garou portaient une marque sur le corps. Or, l’absence de Nanon, la nuit, cette patte de chat sur le dos, ne me laissaient plus aucun doute : ma femme courait le garou !
Je n’en mangeai pas de la journée, et je restai plusieurs jours à errer dans les champs comme un fou. Je m’enhardis cependant à lui demander ce que c’était que cette marque qu’elle avait dans le dos. Elle ne répondit rien et s’en alla : ses yeux verts et brillants semblaient furieux.
La chatte de la Croix des Haies qui venait dans notre chambre la nuit était trop grosse pour passer par le trou au chat, et j’avais bien soin, chaque soir, avant de me coucher, de fermer la porte au verrou ; alors, comment s’y prenait-elle pour pénétrer dans notre demeure ?
Une nuit, étant encore seul dans mon lit, j’allumai la chandelle et j’attendis la visite de l’animal.
Vers une heure du matin, j’entendis gratter à la porte et bientôt je vis la patte passer par le trou, atteindre le verrou et ouvrir la porte ; j’éteignis promptement la lumière.
Le lendemain, j’aiguisai une hache et j’attendis la nuit. Même manège que la veille ; mais j’étais là, près du trou, la hache au poing, et aussitôt que la patte se fit voir, je frappai de toutes mes forces.
J’entendis un cri horrible, un cri de douleur qui me fait encore frémir, bien qu’il y ait plus de quarante ans de cela.
Nanon fut trois jours sans rentrer au logis, et quand elle y revint, elle avait une main coupée.
La pauvre femme ne sortit plus la nuit, et je n’ai jamais revu la chatte de la Croix des Haies.

Adolphe ORAIN (1901)

Les vieilles filles et le tertre de Brandefer

Le tertre de Brandefer est situé à quelque distance de Plancoët (22), au-dessus de l’Arguenon. 
Toutes les filles qui, ayant trouvé à se marier, ont refusé de devenir épouses, devront laisser après leur mort pousser leurs ongles afin de venir gratter la terre de ce tertre ; si elles ne la grattent pas comme il faut, elles sont fouettées par sainte Verdague qui en a la surveillance.

Élise BINARD (1897)

Les sirènes de la Rance

Quand les éclairs sillonnent les nues, quand les échos effrayés mêlent leurs voix aux bruits du tonnerre et se mariant dans la tempête aux sifflements des vents et aux murmures des flots se brisant sur les rochers, venez sur les bords de la Rance, près de Saint-Suliac (35).
Ici pas de travail, pas d'étude, pas de misère, pas de vice ; et sur les eaux du fleuve courroucé, vous voyez des formes bleues, blanches, roses, lilas, vertes, sauter, danser, disparaître sous les flots, s'élever dans les airs, former des chaînes, des rondes, des danses fantastiques, ou s'allongeant sur les vagues, la tête posée sur un bras, ces formes gracieuses, vêtues des couleurs de l'arc-en-ciel, se laissent aller aux caprices des lames qui les bercent, les lancent de l'une à l'autre, les reprennent et les abandonnent au courant du fleuve, qui les poussent vers les criques d'où on les voit bientôt sortir plus nombreuses et marchant à la suite d'une femme encore plus belle que ses compagnes. Cette femme vêtue d'une longue robe de gaze, couronnée de diamants, et montée sur une barque, faite d'un nautile des mers du Sud, traînée par deux écrevisses aux yeux d'émeraude, est la reine de ce brillant cortège. Ses formes aériennes qui sortent ainsi des anfractuosités des rochers sont les Fées et les Génies, qui ont l'empire des eaux, et cette enchanteresse qu'ils entourent de soins est leur reine bien-aimée ; celle qui commande au vent de souffler moins fort et à la Rance de rendre à la terre les humains que la tourmente jette en son sein.

Elvire de CERNY (1861)

La "Jeanne Augustine"

La Jeanne Augustine était une goélette de Paimpol (22). Contrairement au "petit navire" de la chanson, elle avait beaucoup navigué. Un peu âgée, un peu décatie, avec quelques rhumatismes à sa grosse membrure de chêne, vaillante, tout de même, et pas geignarde. Elle avait fait jadis les grandes pêches du septentrion ; maintenant, on l’affectait aux voyages de Norvège, pour les bois. Une demi-retraite. Partie, fin de novembre, pour Drontheim, elle avait eu, à l’aller, bon courant et joli vent de suroît. Double faveur en cette saison et dans ces parages. Le retour, en revanche, fut pénible. On n’eut pas plus tôt quitté le fjord que les brumes se mirent à tisser leurs toiles d’araignées invisibles entre mer et ciel. On aurait cru nager dans de l’ouate. Air et eau, ça ne faisait qu’un. On voguait dans cette étoupe, à l’aveuglette. Marchait-on ? Virait-on sur place ? On n’en savait rien. Nul clapotis à l’avant. Comme temps, une manière de crépuscule, un entre deux de lumière et d’ombre, ni jour, ni nuit. Pas de vent. Les voiles pendaient grises et mortes.
— Combien de nœuds, cap'taine ? demanda le second.
— Un ou deux, à mon estime.
— Si ça continue, nous arriverons à Paimpol l’année prochaine.
— Ce serait encore de la chance, puisque l’année prochaine s’ouvre dans huit jours !
— Eh, mais ! c’est pourtant vrai. Il est soir d’avant Noël, à cette heure… Réveillonne-t-on ?
— C’est une idée. Ça fera passer un moment.
Yvon Floury appela le mousse :
— Tu vas nous cuire une andouille.

Puis, ayant invité le second et le matelot à descendre avec lui dans la cabine, il versa trois pleins verres de brandy, pour « faire le trou », avant la ripaille. Ils s’apprêtaient à boire à la santé du pays, lorsque la tête ahurie du mousse se montra à l’ouverture du capot.
— Est-ce comme ça que tu t’occupes de ton andouille, animal !
— Non, mais… cap'taine… c’est que… c’est vraiment extraordinaire… On dirait qu’on entend tinter des cloches à l’arrière et à l’avant, à bâbord et à tribord…
— Imbécile !
— Écoutez plutôt !
Les trois hommes tendirent l’oreille… Il avait raison, le morveux !… De tous côtés, dans le grand silence mat de la mer, se percevaient, lointaines encore, mais se rapprochant de minute en minute, de longues et lentes vibrations pareilles à des résonances de cloches mystérieuses. On eût pu se croire sur une des collines du quartier de Paimpol, alors que toutes les paroisses de la côté se renvoient leurs carillons pour annoncer la venue de l’Enfant Dieu.
Les gars de l’équipage se regardaient entre eux, sans mot dire, stupéfaits.

Dans la brume épaisse, cette musique était d’une infinie douceur. Elle était maintenant toute proche : elle semblait se balancer au rythme alangui des eaux.
C’est une tradition, en basse Bretagne, que dans la semaine d’avant Pâques les cloches s’en vont à Rome. Les marins se demandèrent d’abord, en plaisantant, si ce n’étaient pas quelques bourdons sans cervelles qui, s’étant égarés, s’en revenaient ainsi par le Pôle de leur pèlerinage à la ville du pape.
Mais en voici bien d’une autre. À mesure que les sons se faisaient plus distincts, chacun se figura les reconnaître.
— Ma parole ! déclara Guilcher, je veux qu’on me coupe le cou si ce n’est pas le carillon de Plounez !…
Et ce timbre d’argent, fit le mousse, il n’y a, j’en suis sûr, à l’avoir que la petite cloche de Notre Dame de Kerfot !…
C’étaient en vérité toutes les voix chantantes des sanctuaires du Goële qui se promenaient là, autour d’eux, dans la tristesse blafarde de cette nuit du Nord qui tombait. Ils se sentirent le cœur serré d’une angoisse étrange. Que pouvait bien présager ce signe ? À la lueur tremblotante de la lampe de cuivre accrochée à une des poutrelles de la cabine, ils se virent pâles comme des morts.

Finalement, ils se décidèrent à monter sur le pont, voulant savoir.
Le bruit allait toujours grandissant. Mais impossible d’en distinguer la cause. Les brumes demeuraient inertes et pendantes. Pas une ondulation dans leurs vastes plis.
Les hommes s’étaient accoudés au plat bord. Ils échangeaient des propos intermittents, à voix basse, comme s’ils eussent été à l’église. Au fait, ils y étaient, à l’église, dans l’église prestigieuse de la mer, avec les âcres vapeurs du brouillard pour encens.
Le mousse, grimpé dans le hauban, pour essayer de percer l’ombre, jeta un cri éperdu :
— Des cierges !… J’aperçois des cierges !…
De toutes parts, en effet, s’allumaient presque au ras de l’eau, des flammes légères comme des lucioles, qui se mirent à tourner autour du navire ; on eût dit une ronde d’étoiles émergées de la profondeur diffuse des ténèbres. Puis apparurent les colonnes blanches des cierges. Enfin les mains qui les tenaient se montrèrent à leur tour ; et, après les mains, des bras, des têtes et des épaules surgirent. De longues barbes mouillées flottaient, qu’on eût prises pour des goémons épaves. Dieu ! quelles lamentables faces blêmes, aux traits figés, aux yeux sans regard !… Elles se suivaient comme en procession. De leurs lèvres entrouvertes un chant monta ; et subitement les cloches se turent. On n’entendit plus que ce chant, pareil à une plainte, mélopée vague et lente, triste à fendre l’âme. Si faibles que fussent les voix, on devinait les paroles. C’était un Noël breton, un de ceux que les enfants des campagnes vont psalmodiant de porte en porte pendant la veillée sainte. Les hommes de la Jeanne Augustine se signèrent avec une dévotion mêlée d’épouvante.

Les voix disaient :

Une étoile à l’Orient s’est levée ;
Un Dieu nouveau est né pour la terre,
Pour la terre grande et pour la mer profonde…

Le mousse claquait des dents, là-haut, dans la mâture, et, sur le pont, les hommes aussi grelottaient, et ce n’était point de froid.
Longtemps les têtes exsangues défilèrent ; longtemps défilèrent, dans la nuit arctique, les petites clartés pâles que faisaient les flammes des cierges. Parfois, elles dansaient si près du bord qu’on discernait à leur lueur les visages de ceux qui les portaient.
Longtemps, longtemps… oui, cela dura longtemps. Et puis, sans qu’on sût comment, tout cela s’éclipsa, s’éteignit, s’évanouit. Il n’y eut plus dans la brume qu’une solitude plus vaste et un silence plus mystérieux.
Soudain un craquement de bon augure se fit dans la vieille carcasse de la goélette. Les cordages se tendirent, les voiles s’enflèrent comme si la respiration du vent, jusque-là oppressée par l’attente du prodige, fût redevenue libre de se jouer à travers l’espace. Sur l’étrave de la Jeanne Augustine, l’eau se mit à mousser, à bruire. On était en route, on marchait. Et les hommes furent tout émus de sentir qu’ils vivaient encore, que leurs âmes ne les avaient point quittés. Ils restèrent néanmoins près d’une heure sans se parler, tant les réflexions qui leur traversaient l’esprit leur semblaient inexprimables.
Alain Perrot le premier sortit de son mutisme.
— J’ai reconnu Jean Guiastrennec, de Penvénan, prononça-t-il. J’étais avec lui à bord de la Reine des Anges, quand il trépassa… Même qu’il m’a fait un geste de la main comme pour me dire je ne sais quoi… Ah ! le pauvre Guiastrennec !
— Moi, j’ai reconnu Louis Person, de Plouguiel, fit le capitaine. Il avait encore la fente qu’il s’ouvrit dans le crâne, sur la
Mignonne, en tombant des huniers.
— Moi, Antôn Lazbleiz, de Pontrieux, s’écria le mousse, mon parrain, Dieu lui pardonne !
— Moi, dit le matelot, j’en ai reconnu plus de trente.
Il entreprit de les dénombrer, en comptant sur ses doigts. Mais, au troisième, le capitaine l’interrompit :
— Assez !… N’en jette plus !…
Elle était par trop sinistre, cette litanie funèbre. Et dire qu’ils avaient été portés, tous ces noms, par de robustes gaillards aux poitrines de fer, taillés pour vivre cent ans !
— Qui sait ? Quand Noël reviendra, il y aura peut-être plus d’un d’entre nous dans leurs rangs, observa Ludo Guilcher, exprimant la pensée commune.
— Possible, firent les autres.
Devant leurs yeux passèrent les chapelles de leur pays de Goëlo, où, sous les porches vétustes, sont appendues les brèves épitaphes des "perdus en mer"…

Anatole LE BRAZ (1922)

L’origine des vents

Il y avait une fois un capitaine de Saint-Cast (22) qui fut envoyé pour chercher les vents dans le pays où ils se trouvaient et les mettre à souffler sur l’Océan. En ce temps-là, il ne faisait ni vent ni vague, et les marins étaient obligés d’aller toujours à la rame, ce qui était bien fatiguant pour les pauvres matelots.
Le capitaine débarqua tout seul au pays des vents, les enferma dans des sacs bien clos et les apporta à bord de son navire, où il les mit à fond de cale. Les matelots ne savaient point quel chargement ils avaient, et le capitaine leur avait bien défendu d’y toucher ; mais un jour qu’ils s’ennuyaient, parce qu’ils n’avaient point d’ouvrage, l’un d’eux dit à ses camarades :
— Il faut que j’ouvre un des sacs pour voir quel est le chargement du navire ; dès que je le saurai, je fermerai bien vite et le capitaine ne s’apercevra de rien.
Le matelot descendit à fond de cale et ouvrit un des sacs. C’était celui où était Surouâs (sud-ouest), qui s’échappa aussitôt et se mit à souffler si fort, qu’en un clin d’œil le navire fut enlevé en l’air et brisé en mille pièces. Les autres sacs furent crevés et les sept vents sortirent de leur prison. Ils se dispersèrent sur l’Océan, et depuis ils y ont toujours soufflé.

Paul SÉBILLOT (1887)

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