Haute-Normandie

Sacrifice d’un coq

Il n’y a pas plus de quinze ans que, de peur de mourir dans l’année, un paysan de la Neuville-Chant-d'Oisel (76) n’aurait pas consenti à habiter une maison neuve, si préalablement on avait égorgé un coq en faisant couler quelques gouttes de son sang sur le seuil.
On venait à cette époque de bâtir une nouvelle mairie et personne ne s’y voulait marier, tant on craignait qu’il n’arrivât malheur au ménage. Pour vaincre cette répugnance, le maire, homme éclairé et peu enclin à la superstition, fut obligé de fermer les yeux et de laisser opérer, comme à son insu, le sacrifice du coq pour consacrer l’édifice. Je dis sacrifice, car c’était visiblement la tradition inconsciente d’un sacrifice à quelque divinité oubliée depuis treize ou quatorze siècles.

Frédéric BAUDRY (1876)

Le lévrier de Villeret

Un des seigneurs du domaine de Villeret, situé dans les environs d’Harcourt (27), eut, dit-on, quelques contestations avec sa sœur au sujet de leur héritage commun. Un jour, ces contestations s’envenimèrent de telle sorte, que le seigneur de Villeret, poussé à bout, s’écria :
— Que celui de nous deux qui a sciemment tort soit frappé de la foudre.
Il disait ces paroles solennelles pour en imposer à sa sœur, car il savait trop bien que ses propres prétentions étaient injustes. Au moment, cependant, où il achevait de prononcer ce parjure, se confiant à la sérénité du ciel pour railler impunément la puissance de Dieu, un violent coup de tonnerre se fit entendre, sans qu’on vît aucun nuage s’élever dans l’atmosphère ; la foudre éclata, frappa le sire de Villeret d’une manière si terrible, que sa tête, abattue d’un coup, bondit sur la terre, et y creusa un trou par lequel elle disparut.
Depuis cette époque, un beau lévrier vint hanter chaque soir la grande salle du château ; il se tenait toujours à la place d’honneur, à côté de la cheminée. Durant les longues soirées d’hiver, jamais, il ne lui arriva de déserter le foyer, et, si quelqu’un s’avançait pour lui disputer sa place, le lévrier se dressait sur son séant, et, de sa patte droite, allongeait un soufflet lourd et piquant à cet hôte incivil. Cependant, le voisinage du mystérieux lévrier inspirait une sorte de contrainte pénible aux habitants du château. Un de ceux-ci voulut tenter par des voies plus douces d’éloigner l’importun.
Il s’approcha civilement du chien, et lui dit avec beaucoup de respect :
— M. de Villeret, voudriez-vous me céder votre place ?
L’animal merveilleux ne se le fit pas dire deux fois ; il disparut pour jamais, soit qu’il eût été touché de la politesse de cette instance, soit plutôt qu’il eût été blessé de voir son incognito si honteusement trahi.

Amélie BOSQUET (1848)

La cité de Limes

Il se trouve dans les opulentes campagnes des environs de Dieppe (76) trois jolies émeraudes tombées des doigts de Dieu : la vallée d’Arques, la vallée de la Scie et la vallée de la Saane. Avant de nous lancer dans l’exploration de ces campagnes, il faut aller voir ce plateau célèbre et presque vénéré qu’on désigne tantôt sous le nom de cité de Lime, tantôt sous celui de camp de César. Mais peut-être serait-il à propos de dire préalablement que cette cité de Lime n’est pas un monument, ni un accident pittoresque, ni un amas de ruines qui rehaussent quelque effet de paysage. Cette cité de Lime n’a ni forme artielle, ni couleur : tout l’intérêt qu’elle inspire dérive du charme de la rêverie et du scintillement de l’imagination aux prises avec une énigme que le temps a faite en effaçant de son aile les caractères que des peuples anciens avaient laissés sur le sol.
On s’y rend par le faubourg du Pollet et par la falaise où était assise la bastille de Talbot : – c’est un trajet qui se fait à pied en une demi-heure à peu près. – Il faut suivre le sentier qui accompagne l’ourlet de ces hautes falaises jusqu’au ravin au bas duquel se trouvent comme tombées et oubliées des cabanes de douaniers garde-côtes. La fumée bleuâtre qui s’échappe à droite d’un massif d’arbres rabougris plantés sur le flanc opposé de ce ravin, vous annonce le hameau du Puy. À très-petite distance de ce point, si vous avancez toujours en vous maintenant en vue de la mer qui est à gauche, vous ne tardez pas à découvrir un long remblai de circonvallation tout gazonné dont le pied est bordé de chaque côté par un fossé : des monticules, des tertres, des exostoses de terrain qui ont l’apparence de tombeaux sont semés sur ce plateau d’une étendue qui frappe en éveillant la curiosité.
Beaucoup de conjectures se sont produites pour donner une interprétation plausible à l’origine et à la destination des travaux grandioses de ce champ. (…)
« Partout en France, dit M. Vitet, où il existe des monuments gaulois, les traditions populaires placent des souvenirs de fées. Ces divinités des anciens peuples septentrionaux semblent encore faire la garde autour des anciens débris que nous ont laissés les siècles témoins de leur mystérieuse puissance. Ainsi pas un dolmen, pas un menhir qui n’ait sa fée ou son génie ; ainsi dans les plaines de Carnac, les fées dansent même en rond chaque nuit, au dire des paysans qui les voient au clair de la lune. Il en est de même dans la cité de Lime ; t tous les ans, à la pleine lune de septembre, les fées viennent s’installer dans son enceinte pour tenir une grande foire ; elles étalent sur le gazon de précieuses marchandises : bijoux, riches vêtements, étoffes brodées d’or et de soie. Malheur à vous si, traversant la cité, vous laissez vos yeux se fixer sur ces marchandises : l’éclat en est si doux que vous voudrez, en vain, continuer votre chemin. Ces belles fées à la taille légère, vêtues de blanches robes, vous entoureront, vous caresseront de leurs paroles ; les heures s’envoleront et sans vous en apercevoir, vous aurez été peu à peu entraîné à l’autre bout de la cité. Prenez garde, vous êtes au bord de la falaise : la fée perfide va vous pousser et vous précipiter en riant dans la mer. »
Qui pourrait affirmer que cette légende ne soit fondée sur quelques-uns de ces phénomènes physiques et météorologiques semblables aux prestigieux mirages des mers de l’Inde et des sables du désert ? Peut-être qu’en effet ces vastes campagnes de la cité de Lime, éclairées pendant leur sommeil près de l’ourlet de la falaise par les rayons de la lune qui miroitent sous les rafales humides d’un vent de mer, ont-elles produit, une fois dans la nuit, des apparitions dont le jeu aurait trompé des yeux, et des intelligences naïfs. Peut-être même qu’alors un des témoins de cette scène fantasmagorique, fasciné et poussé par la convoitise d’un riche butin dont il croyait se saisir à tout instant, se sera-t-il avancé toujours et toujours jusqu’à l’escarpement de la falaise où il aura disparu tout à coup.

Eugène CHAPUS (1853)