Île-de-France

La première Vierge de la chrétienté

Nous avons voulu aller nous édifier à Longpont (91), où la protection de Notre-Dame-de Bonne-Garde répand les plus heureux fruits.
La légende du pays dit que, du temps des Druides, à la place qu'occupe aujourd'hui l'église, on trouva, dans un chêne creux, une image miraculeuse avec cette inscription : À la Vierge qui doit enfanter. Dès lors, le culte de cette vierge inconnue serait devenu célèbre, et Priscus, roi des Chartrains, toujours selon cette légende, aurait fait faire une statue semblable pour sa ville. Ainsi Longpont dispute au fameux sanctuaire de Chartres le privilège de cette prophétique origine. (…)
Un leude franc, nommé Gaufridus, dit encore la tradition, lui aurait dû la vie de son fils, retiré mort d'un puits et ressuscité, après avoir été voué à la mystérieuse Vierge.

Joséphine-Marie de GAULLE (1861)

Le palet de Gargantua

Un jour que Gargantua se trouvait avec deux géants de ses amis, Courte-Échine et Fine-Oreille, sur la montagne de l’Hautil au-dessus de Chanteloup, il leur proposa une partie de palet dont l’enjeu serait une colossale friture que l’on irait consommer à Cergy (95). Il fut convenu que celui dont le palet se rapprocherait le plus de cet endroit serait le gagnant.
À cette époque, le plateau de l’Hautil était couvert de dalles en grès d’une dimension considérable. La partie commença : Courte-Échine se baissant, ramassa un bloc énorme qu’il jeta négligemment devant lui ; soit qu’il n’eût pas pris assez d’élan, soit que la force lui manquât, son palet alla tomber dans la Seine, en face d’Andrézy, dont il obstrua le cours pendant de longues années. 
Fine-Oreille à son tour lança un roc qui, après s’être élevé à une hauteur prodigieuse, s’abattit dans les environs de Jouy-le-Moutier où on le voit encore.
Gargantua ramassa une dalle longue et large, mais peu épaisse, et la lança devant lui sans nul effort ; elle alla se ficher en terre à Cergy, où on l’appelle le palet de Gargantua.

Paul SÉBILLOT (1904)

Pas si fous

Les concierges, surveillants, infirmiers, tous les employés inférieurs des hospices et des hôpitaux de Paris (75) portent sur leur casquette, en or, en argent, en laine suivant leur grade, les initiales A.P. (assistance publique).
Dernièrement, notre compatriote, l’excellent docteur Delasiauve, avait prié son interne de piloter dans toutes les parties de Bicêtre une famille anglaise, à lui recommandée par l’un de ses confrères de Liverpool. Comme à l’ordinaire ces braves insulaires avaient lassé par les questions les plus saugrenues et les plus indiscrètes la patience de leur conducteur bénévole, lorsque l’un d’eux s’avisa lui demander ce que pouvaient signifier ces lettres AP remarquées sur la casquette de tant d’hommes qui les saluaient en passant.
Monsieur, répondit l’interne, c’est une petite mesure de précaution pour prévenir le public de se tenir sur ses gardes ; AP veut dire simplement : Aliénés paisibles.
— Paisibles ! À la bonheur, dit un des visiteurs, mais si ça venait à leur prendre ?
— Ça leur prend presque tous les jours, surtout à cette heure-ci, riposte l’employé.
Là-dessus, les Anglais s’enfuirent et courent encore. Si ces gens écrivent leurs impressions de voyage, comme ils n’y manqueront pas, ils apprendront à leurs compatriotes que nous laissons vaguer nos fous en toute liberté.

Almanach Annuaire de l’Eure (1865)

Les bouffonneries de Provins

Provins (77) est une des villes où les bouffonneries religieuses ont le plus été en honneur. On y célébrait au Moyen Âge la fête de l’Âne. Un animal de cette espèce était introduit couvert d’une chape dans l’église, puis l’officiant, au lieu d’lte missa est, imitait le braiement de l’âne, criant trois fois : hi han ! et les assistants répondaient par le me cri.
La fête des Fous n’était pas moins féconde en scandales. La fête des Innocents n’avait que des enfants pour acteurs ; ils choisissaient entre eux un évêque, et la cérémonie était accompagnée de scandales de toute sorte.
La danse de Saint-Quiriace mérite une mention particulière : une des plus jolies filles de Provins était choisie le jour de la Nativité de la Vierge pour s’asseoir, vêtue de blanc, au milieu du chœur. Le vicaire perpétuel de la paroisse Saint-Quiriace la saluait de l’antienne Salve Regina, puis il la prenait par la main, et revêtu de ses habits sacerdotaux, il la conduisait devant le portail de l’église, et commençait à danser avec elle. Les assistants imitaient l’exemple, et les actes d’impudeur et d’immoralité qui suivaient ce divertissement étaient de telle nature qu’il fallut supprimer la fête.
La danse de St-Thibaut commençait dans l’église et se continuait au milieu d’une distribution de comestibles faite en mémoire des comtes.

Amédée AUFAUVRE (1848)

Le passeur dépassé

Saint-Julien-le-Pauvre est une des plus vieilles églises de Paris (75). Elle date de la seconde moitié du XIIe siècle. On la construisait en même temps que la cathédrale, et probablement, elle fut terminée la première.
Saint Julien, martyr, fut son premier patron. Puis, à ce premier patron, on en ajouta un deuxième, Saint Julien, évêque du Mans, surnommé le pauvre à cause de sa grande charité qui le portait à donner aux malheureux tout ce qu’il possédait.
À ces deux protecteurs célestes, un troisième vint se joindre. Il s’appelait aussi Julien. Il avait fondé un hôpital sur le bord d’un fleuve dont la traversée était périlleuse, et non seulement il soignait les malades avec sa femme dévouée comme lui envers ceux qui souffraient, mais encore il passait dans sa barque les voyageurs qui voulaient aller d’une rive à l’autre. Sa femme l’aidait également dans son métier de nautonier.
La légende raconte qu’un jour un lépreux se présenta à Julien, demandant à passer l’eau. Sans hésiter les deux époux saisirent leurs rames. Mais au milieu du fleuve, le lépreux disparaissait, et le Christ qui, un instant, avait pris cette apparence, se tenait debout dans la barque, promettant à ses deux bateliers le royaume des cieux comme récompense de leur abnégation.
De ces trois personnages, c’est le deuxième qui a survécu dans la tradition : l’évêque a été plus heureux que le martyr et le passeur d’eau.

Émile LAMBIN (1898)

Notre-Dame-des-Anges

Près de Paris, dans l’ancienne forêt de Bondy (93), existe toujours la chapelle de Notre-Dame-des-Anges, consacrée spécialement aux petits enfants. Les mères qui ont un enfant malade viennent y faire une neuvaine pour obtenir sa guérison. Les femmes stériles doivent aussi y venir en pèlerinage avec leur mari : elles seront enceintes dans l’année.
Des deux coutumes, c’est la première qui a conservé le plus de vitalité ; la seconde tend à disparaître.

A. DAUZAT (1902)

La dernière procession du Dragon

En 1760, la procession du Dragon et de la Lézarde s’effectuait encore à Provins (77), mais pour la dernière fois, à la suite d’un épisode assez curieux.
Pour assurer le triomphe du dragon dont il était porteur, un des sacristains en avait rempli la gueule de pétards et de pièces d’artifice ; quand vint le moment de la rencontre, la stupeur des assistants fut grande, car au lieu de se borner à mitrailler son adversaire, le monstre en carton s’enflamma et répandit les débris de sa carcasse sur les perruques, les chapes et les surplis du clergé. Cet incendie d’une nouvelle espèce fut éteint dans la fontaine Saint-Ayoul, qui servit de tombeau à la fête.

Amédée AUFAUVRE (1848)

Le village sans forgeron

Au XIe siècle, alors que délivré des craintes que l'on avait conçues au sujet de la fin du monde pour l'an 1000, on restaurait de toutes parts les sanctuaires qui avaient été négligés, Guy, seigneur de Montlhéry, fils de Thibaud File-Étoupe fit reconstruire l'église de Longpont, pour y fonder un monastère. Le roi Robert posa la première pierre de cet édifice que l’évêque de Paris vint consacrer. Hodierne, femme de Guy, le seconda avec un zèle merveilleux dans sa pieuse entreprise. Elle se rendit elle-même à Cluny, pour obtenir de l’abbé vingt-deux moines qu’elle établit dans le prieuré. Elle travaillait aussi de ses propres mains à la construction de l’église et elle allait chercher de l’eau pour les ouvriers à une fontaine éloignée qui passe encore aujourd’hui pour avoir la vertu de guérir les fiévreux.
La légende rapporte que la pieuse châtelaine ayant un jour demandé à un forgeron de Longpont-sur-Orge (91) un peu d’aide pour transporter ses seaux, ce brutal ne lui répondit qu’en lui jetant dans les jambes une barre de fer rouge. Miraculeusement préservée de toute brûlure, Hodierne prédit à ce méchant homme qu’il mourrait dans l’année ; cette prédiction s’étant réalisée, inspira une telle crainte que, pendant longtemps, aucun forgeron ne put ou n’osa s’établir à Longpont.

Joséphine-Marie de GAULLE (1861)

La farce de Rabelais

On remarquait, il y a quelques années, dans une des avenues du château de Meudon (92), une légère éminence formée par un roc à fleur de terre. (…) Les érudits de l’endroit contaient que Rabelais, de gaillarde mémoire, allait souvent s’asseoir sur ce rocher. Il y passait de longues heures, et comme on entendait de loin rire et parler haut, le bruit courut qu’il s’y entretenait avec le diable. Il aurait fait avec lui certain pacte que la tradition a conservé, et que voici :
Maître François, en bon curé, aurait voulu envoyer au ciel tous ses paroissiens, et surtout ses paroissiennes ; mais il paraît que cela offrait quelques difficultés, dont il espéra avoir meilleur marché en traitant avec le diable qu’en traitant directement avec les saints. Il était versé dans la cabale, et savait très bien où trouver l’autre. Il alla près du rocher et l’appela. L’autre parut.
– Que me veux-tu ?
– Je veux sauver mes ouailles de tes griffes.
– Et c’est à moi que tu t’adresses ? dit le diable en fronçant le sourcil comme un avare à qui l’on emprunterait un écu.
– Eh oui ! c’est à toi. À qui veux-tu que je m’adresse ?
– À ton patron.
– Bon ! un pleurard, un sermonneur, qui me dira de faire comme lui, de boire de l’eau, de porter le cilice, de jeûner, de baisser les yeux comme un nonnain, d’user mon haut-de-chausses sur les dalles de notre église, de porter son cordon, de donner à son couvent ce que je baille aux vignerons. Nenni !
Maître François accompagna ces mots d’une pantomime si singulière, que le diable ne put s’empêcher de rire. Or, comme le diable ne rit guère, cela lui fit tant de plaisir, qu’il promit à Rabelais de renoncer à ses droits d’aubaine si, chaque fois que la cloche de Meudon sonnerait une agonie, il pouvait réussir à le faire rire. Le bon curé accepta le marché, et sauva ainsi quantité d’âmes. Tandis que le pêcheur ou la pécheresse passait derrière le rideau, et que leurs héritiers faisaient semblant de pleurer, il grimpait sur la colline où l’attendait Satanas, et lui contait tant de fariboles, que celui-ci manqua plus d’une fois d’étouffer de rire.
Telle est la légende que répètent encore quelques bourgeois de Meudon.

A. CALLET (1848)

Le premier cep de la Champagne

C’était vers l’an 1250. La Champagne, qui était alors une des plus considérables provinces de la France, avait pour maître le comte Thibaut, non moins célèbre par ses poétiques écrits que par ses vaillants exploits. Il s’était lié d’amitié avec la reine Alice, souveraine de l’île de Chypre, où il faisait de fréquents voyages.
Durant un de ses séjours dans cette île, il traversait un soir la première cour du palais au moment où l’on allait infliger la peine du fouet à un pauvre esclave dont le crime était d’avoir pénétré la nuit jusque dans les appartements de la reine pour y voir une de ses femmes, avec laquelle s’étaient écoulées les belles années de son enfance.
Le comte eut pitié de ce beau jeune homme ; il demanda d’abord qu’on suspendit l’exécution et obtint sans peine la grâce du condamné.
Grande fut la reconnaissance du tendre Cypriote ; il l’exprima de son mieux au comte, et fut assez heureux pour pouvoir lui en donner des preuves peu de jours après. Voici dans quelles circonstances :
Thibaut s’endormait dans les délices de l’île de Chypre ; depuis longtemps le vaisseau qui devait le ramener en France était à la voile ; depuis longtemps ses braves compagnons l’attendaient avec impatience ; il ne pouvait se décider à quitter ces bords enchantés. L’heure sonna pourtant où il fallut partir, et la reine voulut assister à son embarquement.
Il montait seul une barque légère richement ornée, et sa suite le précédait dans un autre bateau. Au moment où il s’éloignait de la rive, un choc imprévu fit chavirer la faible barque et précipita le comte dans les flots, sous les yeux de la reine !
Le danger était grand, car Thibaut ne savait pas nager, et de tous ses pages, écuyers, hommes d’armes, qui poussaient des cris et s’agitaient éperdus, pas un ne se présentait pour le sauver, lorsque le jeune esclave s’élança, aussi prompt que l’éclair, plongea et ramena sain et sauf à son navire le comte, au moment où il allait infailliblement périr.
Touché de cette preuve de dévouement et désireux de récompenser dignement celui qui venait de la lui donner, Thibaut voulut emmener avec lui, ce qui lui fut sur-le-champ accordé, le jeune Cypriote, et déjà le vaisseau voguait à pleines voiles vers la côte d’Europe, que le pauvre enfant n’était pas sorti de sa stupeur et n’avait pu faire entendre une prière ou une parole de regret.
Il s’éloigna donc, les yeux attachés sur l’île aimée ; la nuit et l’espace avaient jeté entre elle et lui un voile impénétrable qu’il regardait. Étaient-ce les rives embaumées et fleuries, les coteaux couverts de bois de rosiers et de jasmins ou bien la compagne chérie de ses jeunes années qu’il essayait de revoir ?
En France, sous le pâle soleil de nos climats, loin de sa mer d’azur, de son ciel sans nuit, le pauvre Cypriote ne pouvait que souffrir ; malgré les soins affectueux du comte, il mourait d’une mort lente, trop lente au gré de ses désirs.
Un jour que Thibaut se promenait silencieux et rêveur dans les jardins du château de sa ville de Provins (77), son séjour de prédilection, il trouva son jeune esclave étendu sur le sable de l’avenue et baigné de larmes.
— Qu’as-tu, Saleb, et pourquoi pleures-tu ? lui dit-il avec bonté.
— Oublie ton esclave, mettre, oublie-le.
— Ne sais-tu pas que je t’aime, que je veux te voir heureux.
— Le bonheur n’est plus pour Saleb.
— De quoi as-tu à te plaindre ici ? parle, je te l’ordonne !
— Pardonne, maître, Saleb n’est pas ingrat ; il est comblé de tes bienfaits, il te bénit ; mais le bonheur le fuit.
— Ah ! je comprends, tu penses à ton île si belle, à son soleil si radieux ?
— Le soleil que je pleure n’est pas celui qui donne aux fleurs et aux fruits de Chypre leur éclat et leurs parfums, c’est celui qui rayonne dans deux yeux noirs, celui qui éclaire mon âme, qui brûle le sang dans mes veines et fait battre mon cœur.
— C’est vrai, tu aimes, Saleb ?
— Oui, maître.
— Et tu es aimé ?
— Oh oui !
— Ne te plains pas, alors, car tu es favorisé de Dieu, qui accorde souvent à l’esclave ce qu’il refuse quelquefois au maître.
— Mais sans Léa, Saleb mourra.
— Oui, tu as raison, Saleb doit mourir, car il est aimé.
— Pardonne donc au pauvre Saleb, seigneur, et laisse-le niuurir.
— Mais si je permets à Saleb de retourner dans sa patrie, d’aller revoir sa compagne Léa, qui pleure peut-elle aussi là-bas et veut mourir aussi ?
— Revoir Léa, la ramener sous ton soleil, pour vivre tous deux près de toi ! mais c’est plus de bonheur que n’en promet à ses enfants le grand Dieu que tu m’as fait connaître. Cela se peut-il ? cela se peut-il ? Ne te joues-tu pas de ton pauvre esclave ?
Et, ce disant, il se jetait aux pieds du comte et embrassait ses genoux.
Le comte Thibaut aimait le jeune Cypriote ; et en outre qu’il avait gardé le souvenir de son dévouement, il sympathisait aux douleurs du pauvre esclave. Dès le lendemain donc il rendait la liberté à Saleb, qui partait ivre d’espoir et de bonheur, jurant à son maître de revenir avec Léa pour lui consacrer le reste de leurs jours.
De longs mois s’écoulèrent, deux années et plus se passèrent, et Saleb ne revenait point. Le comte s’était résigné à cet abandon ; il excusait même dans son cœur Saleb d’avoir mis en oubli ses serments et de l’avoir sacrifié à Léa, lorsqu’un matin, on vint lui annoncer l’arrivée de son esclave et de sa compagne. Ce fut avec un empressement joyeux qu’il donna l’ordre de les introduire près de lui.
Lorsque le jeune et beau couple eut, dans ce langage ardent et figuré de l’Orient, exprimé au comte sa gratitude :
— Maître bien-aimé, dit Saleb, après des jours aussi nombreux que les étoiles du ciel, les enfants des hommes parleront encore de ta vaillance et rediront les doux chants que le grand Dieu t’inspire et qui coulent de tes lèvres comme un ruisseau de perles ; et pourtant, Léa et Saleb, afin de reconnaître tes bienfaits, t’apportent des présents à l’aide desquels tu deviendras plus célèbre encore que par tes chants si beaux, plus immortel que par tes exploits si glorieux.
— Mon doux seigneur, dit Léa en s’agenouillant, ton humble esclave t’apporte la rose, la fleur aux parfums sans pareils ; transportée des bois de notre île chérie dans tes jardins, elle te fera bénir de toutes celles qui viendront lui demander l’éclat de la santé et des attraits nouveaux.
— Moi, bon et noble maître, dit Saleb, je t’offre un pied de l’arbre sans prix, qui donne cette liqueur merveilleuse qui réjouit le cœur. Avec ce seul pied, tu pourras féconder les montagnes de ta patrie, qui acquerront une si grande renommée, que tous les peuples du monde s’en disputeront un jour les délicieux produits.
Et le comte accueillit les présents de ses deux esclaves ; et la rose de Chypre embauma bientôt les jardins de son palais de Provins, d’où elle se répandit dans toute la contrée, dont elle fut plus tard et est aujourd’hui encore la richesse (les roses de Provins, si recherchées au moyen-âge à cause de leurs vertus médicinales et de leur parfum, se vendirent longtemps aux foires de Troyes et de Provins). Quant au cep de vigne, par une vertu particulière au sol dans lequel il fut planté, il prospéra et se multiplia prodigieusement, grâce à une culture habile et à d’augustes encouragements.
Un siècle plus tard, les coteaux incultes et infertiles jusque-là de la Champagne se convertissaient en riches cépages, à qui nous devons ce vin que l’industrie moderne a si merveilleusement perfectionné pour les délices de nos tables et la joie de nos banquets (le vin de Champagne n’acquit une éclatante célébrité qu’au XIVe siècle). Venceslas, roi de Bohème et empereur d'Allemagne, en but tant et si bien qu’il consentit à tout ce qu’on lui demanda le 16 mars 1398 !)

Alexandre ASSIER (1860)

La chienne du diable

On raconte que vers le commencement du dix-septième siècle, on remarquait dans la forêt de Bondy (93), sur le bord du grand chemin qui traverse le bois dans la direction de l’est à l’ouest, deux grands chênes : dans le creux de l’un on voyait toujours une jolie petite chienne, d’une blancheur éblouissante qui portait au cou un collier en maroquin rouge, enrichi d’une boucle, et de clous en or.
Cette petite bête paraissait endormie et ne semblait s’éveiller que lorsque quelque passant, surpris de voir un si joli animal, perdu au milieu du bois, s’approchait pour la caresser ; mais quelque adresse qu’on employât pour tâcher de la surprendre, elle se levait au moment qu’on croyait mettre la main dessus, alors elle s’éloignait de quelques pas en s’enfonçant dans le bois, et si, au lieu de la poursuivre l’on passait outre, elle revenait à sa place en regardant les personnes et remuant la queue : si l’on faisait semblant de revenir, elle se laissait approcher ayant l’air d’attendre, mais bientôt, elle s’échappait comme la première fois et se rendait ensuite à la même place avec opiniâtreté ; quelques personnes fatiguées de revenir inutilement, lui jetaient des pierres qui l’atteignaient, mais elle n’y paraissait pas plus sensible que si elle eût été de marbre, les coups de fusil même des gardes-chasse ne la faisaient pas déloger, quoiqu’ils vissent leurs balles la frapper directement sans l’avoir blessée ; enfin il était reconnu dans les environs que cette petite chienne était tout au moins un suppôt du diable, si ce n’est le diable lui-même. L’anecdote suivante jeta plus que jamais la terreur dans le voisinage, le bruit s’en répandit même dans toute la contrée.

Un jeune garçon âgé de dix ans fut envoyé par ses parents faire des fagots dans le bois. Il ne revint pas à l’heure où sa famille se rassemblait pour déjeuner, mais comme on lui avait bien recommandé de ne pas aller du côté du grand chemin de l’est à l’ouest, et que ce jeune garçon était très soumis aux ordres de ses parents, on ne s’en inquiéta que légèrement, et chacun retourna à son travail. À l’heure du dîner, il ne parut point encore, on commença alors à soupçonner quelque malheur ; enfin, l’heure du souper était arrivée sans qu’il fût de retour, son père, nommé Jean Fortin, dit à son épouse :
— Femme, allume ma lanterne ; enfants, donnez-moi mon fusil à deux coups, cherchez mes balles et ma poire à poudre. Je vais aller chercher votre frère, et se je ne rentre pas ce soir, couchez-vous ; car je suis résolu de battre toute la forêt et de ne revenir qu’avec Célestin, c’est ainsi que l’on appelait le jeune garçon absent.
— Mon père, dit l’aîné, grand gaillard de vingt ans, je vais avec vous.
— Viens si tu te sens assez de courage, répond Fortin ; mais je te préviens que je vais droit aux deux chênes.
— Vous n’y pensez pas, mon père, réplique Thomas.
— Allons, viens ou reste, reprend Fortin, quant à moi je suis décidé à périr ou à éclaircir cette diablerie. Il faut que je retrouve mon Célestin ; il aura sans doute couru après cette maudite chienne ; eh bien ! je la suivrai aussi, et fût-ce le diable, j’aurai ses cornes ou il m’emportera.
Thomas dit :
— Partons.
Toute la famille tremblait et personne n’eut la force, ni peut-être la pensée, tant ils étaient effrayés de s’opposer à ce téméraire dessein.
Ils partent donc ; la nuit était des plus sombres ; en vain, Thomas avançait sa lanterne ; ils se heurtaient à chaque instant contre les arbres, s’embarrassaient dans les ronces, revenaient sur leurs pas croyant trouver une issue et s’égaraient toujours davantage. Enfin ils atteignirent le grand chemin de l’Ouest, et alors, ils marchèrent assez librement.

Il y avait déjà une heure qu’ils cheminaient en silence, prêtant l’oreille, espérant entendre la voix de Célestin, sans qu’aucun bruit pût éclairer leur marche, les chênes fatals ne paraissaient pas. Thomas dit à son père :
— Je crois que nous les avons passés.
— Non, dit Fortin, j’ai trop bien regardé à droite et à gauche et nous n’y sommes pas encore.
— Cependant, je croyais que nous avions fait plus de chemin.
— Ne nous décourageons pas, reprit le père.
Ils marchent encore une demi-heure et les deux arbres ne paraissent point encore.
— Pour le coup, dit Fortin, voilà qui me paraît bien singulier ; nous devrions être à l’autre bout du bois, il ne faut que cinq quarts d’heure pour le traverser tout entier, et voilà déjà une grande heure et demie que nous marchons, il faut nécessairement que nous ayons dépassé les deux chênes.
— Retournons, dit Thomas.
— Retournons, dit Fortin ; mais dans ce moment, il vint un si fort coup de vent qu’ils furent obligés de porter la main à leurs chapeaux. Le bruit extraordinaire qu’il faisait en sifflant dans les branches leur fit lever les yeux.
— Voici les chênes, dit Thomas en tremblant de tous ses membres, et en effet Fortin reconnut les deux grands arbres qui se dessinaient dans l’ombre, et qui leur paraissaient être au plus à la distance de vingt pas.
— Allons, Thomas, dit Fortin d’une voix assez forte, malgré qu’il ne fût pas très rassuré lui-même, allons, dit-il, c’est à mon tour de marcher devant.
En disant cela, il arme son fusil, marche droit aux arbres, Thomas le suit. Ils font environ trois cents pas, et les chênes qu’ils croyaient être tout près, se trouvent à la même distance qu’auparavant ; ils cheminent encore, mais à mesure qu’ils avancent, il semble que les arbres s’éloignent ; la forêt paraît ne plus finir, Fortin entend de tous côtés des sifflements comme si le bois était rempli de serpents. De temps en temps, il roule sous ses pieds des corps inconnus ; des griffes semblent vouloir entourer ses jambes, cependant il n’en est qu’effleuré : une odeur infecte l’environne ; plusieurs êtres semblent se glisser autour de lui, mais il ne sent rien. Exténué de fatigue, il se retourne pour proposer à Thomas de s’asseoir un instant. Thomas n’y est plus, il croit apercevoir à travers des buissons, il l’appelle, une voix inconnue lui répond :
— Viens, je t’attends.
Il hésite, cependant il va en avant, la lumière disparaît bientôt ; il la revoit plus loin, on lui crie encore :
— Me voilà, viens, je t’attends.
Fortin ne peut reconnaître cette voix, ce n’est ni celle de Thomas, ni celle de Célestin ; la lanterne disparaît tout à fait, il ne sais plus où il est ; il veut retourner sur ses pas, il ne peut retrouver le grand chemin qu’il vient de quitter : une sueur froide découle de tout son corps, des substances aériennes passent à tout moment devant son visage, et autour de lui ; il ne les voit pas, mais il sent une haleine puante et brûlante, et un air froid comme si quelque oiseau de grandeur extraordinaire agitait ses ailes au-dessus de lui ; il commence à se repentir d’être entré dans le bois, son courage l’abandonne, son fusil tombe de ses mains : soit fatigue, soit saisissement, il est forcé de s’appuyer contre un arbre qui se trouve près de lui. Dans ce moment terrible, il recommande son âme à Dieu et tire de sa poche un crucifix que cet homme pieux avait toujours avec lui ; mais ses forces l’ont abandonné, il tombe à genoux au pied de l’arbre, et bientôt il perd l’usage de ses sens !…
Il était grand jour lorsqu’il revint de son évanouissement : le soleil en réchauffant ses membres était peut-être cause du retour de ses forces. Fortin regarda autour de lui, il vit son arme brisée, et lacérée comme si elle avait été mâchée avec des dents : les pièces de fer qui la composaient paraissaient avoir passé au feu, les arbres étaient teints de sang, des caractères magiques et épouvantables y étaient empreints, les branches étaient cassées, les feuilles noircies et séchées, l’herbe était foulée et couverte de lambeaux de vêtements. Fortin reconnut ceux de ses deux malheureux fils, et le même sort lui était réservé s’il n’avait été armé du signe divin qui seul l’avait sauvé du démon.
Il se leva avec effroi, courut comme un fou jusque chez lui.
Le fait raconté fut vérifié par les autorités qui vinrent avec les archers visiter les lieux, le récit de Fortin fut reconnu vrai : on vit toutes les traces d’un repas horrible, des danses et des jeux de la troupe diabolique.
En vain voulut-on faire des recherches, la petite chienne blanche paraissait et aussitôt chacun était glacé d’effroi, reconnaissant que ce lieu était habité par le démon qui s’y tenait d’une manière inexpugnable, on résolut de planter des croix à l’entour, afin que ce signe pût l’empêcher d’étendre son domaine, et depuis on n’entendit plus parler d’accidents dans l’autre partie du bois. Mais malheur à qui osait enfreindre les limites.

Charles NODIER (1822)

L’air de Montmartre

Le véritable nom de cette montagne de Paris (75) en français est Montmarte, sans R à la dernière syllabe, et non pas Montmartre avec une R entre le T et le E. Que si la dernière orthographe de ce mot, aussi bien que sa prononciation, l’emporte sur la première, c'est la tyrannie de l’usage.
On ne doit pas douter que Montmarte ne soit le véritable nom, après le proverbe suivant, quoiqu’assez peu honnête :

C‘est du vin de Montmarte
Qui en boit pinte en pisse quarte.

Ce n’est pas qu’on ne pût chicaner ici, et prétendre que ces vers ont été changés ; car que sait-on, pourrait-on dire, afin de favoriser l’autre prononciation, si d’abord le proverbe n’a pas été conçu ainsi :

C‘est du vin de Montmartre
Qui en boit pinte en pisse quatre.

De répartir que la rime n’est pas si riche, on sait que les proverbes ne sont pas si scrupuleux, et non seulement se licencient en cela, mais en tout. Cette petite digression qui n’est que pour délasser l’esprit, ne doit pas faire tort, ce me semble, aux raisons que j’ai alléguées auparavant. Voici quelques autres proverbes qui sont encore dans la bouche du peuple :

C’est un Devin de Montmartre, qui devine les Fêtes quand elles sont venues.
Je t’enverrai paître à Montmartre et boire au Marais.
Il y a plus de Montmartre à Paris, que de Paris à Montmartre.

Ce proverbe ici vient du plâtre qu’on a tiré de cette montagne pour bâtir Paris, et d’où est venu le nom de Ville Blanche que quelques auteurs anciens et célèbres lui ont donné, à cause de la couleur du plâtre.
La dévotion pour Montmartre, à cause de Saint Denys, a été de tout temps si grande que, de sept en sept ans, les Religieux de Saint-Denys y viennent en procession solennellement avec la tête de Saint-Denys, et une partie de leurs reliques.
Ajouterais-je que le peuple superstitieux, qui fonde assez souvent sur une allusion des dévotions extravagantes, envoient les pauvres maris qui gémissent sous le joug de leurs femmes, faire une neuvaine au Martyr comme étant de la Confrairie.

Henry SAUVAL (1735)

Le coq d'Adjutor

Adjutor était de la noble maison de Blaru (78). Il croisa pour la délivrance de la Terre Sainte et passa dix-sept ans en Palestine, tantôt guerroyant, tantôt priant. À la fin, il fut fait prisonnier, chargé de chaînes et jeté dans un cachot obscur. Le courage d’Adjutor ne fut point abattu ; il priait jour et nuit.
Une nuit, pendant son sommeil, sainte Madeleine lui apparut et lui annonça sa prochaine délivrance. Le lendemain matin, il se trouva transporté sur les bords de la Seine, non loin d’un rendez-vous de chasse qu’il avait fait construire avant son départ. Apercevant un petit pâtre, il l’appela et lui dit :
— Va au château de Blaru et dis à la noble Rosamonde que son fils est ici.
Au château, on savait qu’Adjutor était prisonnier et l’on mit le petit pâtre à la porte. Celui-ci revint trouver Adjutor qui lui dit :
— Retourne au château de Blaru et déclare qu’il est aussi vrai qu’Adjutor est ici sur les bords de la Seine, qu’il est vrai qu’on entendra chanter le coq qui est à la broche.
Le petit pâtre remplit sa mission, et à peine eut-il invoqué le témoignage du coq à la broche que celui-ci se mit à chanter.
Cependant, Adjutor se débarrassait de ses chaînes et les jetait au fond d’un redoutable gouffre qui se trouve en cet endroit. Depuis ce temps, le passage est moins dangereux ; d’ailleurs les mariniers de la Seine, en le traversant, ne manquent jamais de se découvrir et d’invoquer Saint-Adjutor.

M. BLANGIS (1854)