
Midi-Pyrénées








Le repentir des bouchers
Il y avait déjà sept ans que Rusticus gouvernait l’église de Cahors (46), lorsqu’il tomba sous le fer sacrilège d’une troupe d’assassins. On assure que la corporation des bouchers ne fut pas étrangère à ce crime abominable et l’on cite, à l’appui de cette opinion, une vieille tradition, d’après laquelle, une fois par an, le jour de la fête de saint Étienne, tous les bouchers étaient tenus de venir déposer leurs couteaux sur le grand autel de l’église cathédrale.
Ce qu’il y a de certain, c’est que, au seizième siècle, un évêque de Cahors, Étienne de Popian, crut devoir abolir une très ancienne et très singulière coutume, en vertu de laquelle deux bouchers, le jour de cette même fête de saint Étienne, après avoir déposé chacun une hache de bois aux deux angles du maître-autel, devaient se mettre à genoux et rester dans cette posture, tout le temps que durait l’office de la veille et celui du jour.
Raphaël PÉRIÉ (1861)
La fuite du Mardi-gras
Dans l’après-midi du mardi gras, tout le village était en rumeur. Les jeunes gens allaient de maison en maison se plaignant qu’il leur était impossible de vivre plus longtemps à Aulus (09), et qu’ils étaient décidés à quitter le pays, pour chercher une autre patrie plus hospitalière.
Nous mourons de faim, disaient-ils, dans ce maudit village, sans ressources et sans travail, et pour comble d’infortune, les jeunes filles, au lieu de nous retenir par leur gentillesse, semblent faire fi de nous. Nous ne voulons plus d’une terre si ingrate et de femmes si dédaigneuses.
Cela dit, ils chargeaient sur leurs épaules les instruments de travail, prenaient le bâton de voyage et se disposaient à partir. L’un portait sa faux, l’autre sa hache de charpentier ou son rabot, quelques-uns avaient une bêche, d’autres le vase de bois où l’on tient le lait. Ces préparatifs terminés, ils prenaient la route de Saint-Girons en disant adieu à ceux qu’ils rencontraient, et continuant leurs imprécations contre le sort qui les forçait à déserter la terre natale. On se préoccupait peu de leurs lamentations et de leurs menaces de départ, tant qu’ils n’avaient pas quitté le village. Mais dès qu’on les voyait se diriger du côté de la Bouche, quelques vieilles matrones, en tête desquelles figurait ma Bouno, se sentaient prises de compassion pour ces pauvres jeunes gens, et couraient en toute hâte au village frapper aux portes des maisons où se trouvaient des jeunes filles. Elles les gourmandaient sur le peu de cas qu’elles faisaient de leurs amoureux, leur demandant si elles auraient le courage de les laisser quitter le pays.
— Il ne vous reste plus, ajoutaient-elles, qu’un moyen de rappeler ces pauvres enfants. C’est de courir après eux, de leur demander pardon, et vous engager par serment à faire tout ce qu’ils exigeront.
De tels arguments ne pouvaient manquer de produire leur effet sur l’esprit des jeunes filles.
— Nous ne demandons pas mieux, répondaient-elles, que de rappeler ces braves garçons, d’être plus attentionnées à leur égard et de souscrire aux conditions qu’ils nous imposeront. Partons de suite, pour les rattraper, s’il en est temps encore. Là-dessus elles quittaient leurs demeures, sous la conduite des matrones, pour se mettre à la poursuite des fuyards. Comme elles marchaient en toute hâte, tandis que ceux-ci, s’éloignant à regret, allaient d’un pas mal assuré, elles ne tardaient pas à les rejoindre. La rencontre se faisait d’ordinaire avant qu’ils fussent sortis du vallon.
— Eh bien ! s’écriaient-elles de leur ton le plus suppliant, c’en est donc fait, vous nous abandonnez, Qui vous a poussés à une résolution si inattendue ?
— Nous avons résolu de quitter le pays, d’abord pour nous venger de l’indifférence que vous montrez à notre égard et de votre peu d’amabilité ; ensuite, parce que manquant de travail nous ne pouvons plus vivre au village,
— Nous ne voulons pas que vous nous quittiez. Si nous avons des torts envers vous, nous sommes disposées à les réparer et à cesser nos rigueurs, Que devons-nous faire pour vous retenir ? Nous sommes prêtes à tous les sacrifices que vous nous imposerez. Parlez, qu’exigez-vous de nous ?
— Nous ne consentirons à rentrer au village qu’à deux conditions : avant tout, vous nous promettrez de vous montrer désormais plus empressées et moins revêches, puis, vous vous engagerez à nous payer aujourd’hui même une rançon.
— Fixez vous-mêmes cette rançon. Elle vous sera comptée sur l’heure.
Aussitôt les jeunes gens se consultaient quelques instants pour déterminer la nature et la quotité du tribut. Il ne s’agissait de rien moins que d’une cinquantaine de fromages, d’autant de jambons, d’une centaine de tranches de lard, de deux cents saucissons et d’un millier d’œufs.
Ces conditions réglées et acceptées, on reprenait la route d’Aulus.
— Nous allons prendre les devants, disaient les jeunes filles, afin de nous mettre en mesure de tenir nos engagements. Dès que vous serez au village, venez frapper à nos portes, nous vous remettrons chacune notre quote-part.
Les choses se passaient ainsi qu’il avait été stipulé. Les jeunes gens entraient dans les maisons où se trouvaient des jeunes filles, et toutes offraient une partie de leurs provisions, c’était, tantôt la moitié d’un saucisson, tantôt un morceau de fromage ou une tranche de lard, d’autres fois une demi-douzaine ou une douzaine d’œufs. La tournée faite, on portait ce butin dans une des deux auberges du village. L’aubergiste, après l’avoir passé en revue et compté le nombre de bouches qu’il devait désaffamer, mettait de côté une partie des provisions. Cette réserve représentait la valeur du pain et du vin qu’il fallait fournir ; le reste était servi aux jeunes gens qui s’attablaient aussitôt et ne sortaient du cabaret que lorsqu’il ne restait plus trace de la rançon payée par les jeunes filles.
Adolphe d’ASSIER (1884)
Le Mandagot
Le Mandagot est un esprit malin, qui, chaque nuit, chie sous le lit de son maître un écu de cinq francs tout neuf. Le maître du Mandagot est libre de le donner ou de le vendre à qui il lui plaît. Mais il se rencontre bien peu de gens disposés à traiter une telle affaire, au prix de leur damnation éternelle. Par un jour de grand froid, un brave homme entra chez un riche charpentier de Montégut (32). Il n’y avait personne dans le chauffoir. Mais un bon feu flambait dans l’âtre. Sous la cheminée se trouvaient deux coffres, l’un à droite pour le sel, l’autre à gauche pour le Mandagot. Sans se méfier de rien, l’homme s’assit sur le coffre de gauche. Bientôt après, entra le charpentier. Tous deux devisèrent, en se chauffant, pendant plus d’une heure. Mais quand l’homme voulut partir, jamais il ne put se lever de sur le coffre.
Le Charpentier, qu’y a-t-il donc dans ce coffre ? Je ne puis pas me lever.
— Ce n’est rien, mon ami. Ce n’est rien.
Alors, le charpentier frappa sur le coffre et dit :
— Petiot, laisse-le aller. C’est un ami de la maison.
Aussitôt, l’homme put se lever. Il partit épouvanté, disant qu’en vérité le Mandagot était dans cette maison, et qu’il n’était pas étonnant que les maîtres fussent si riches.
Jean-François BLADÉ (1886)
Les béotiens d’Ibos
Les habitants d’Ibos (65) se rassemblèrent un jour pour tenir conseil à l’occasion de leur clocher ; alors un de leurs magistrats se leva au milieu d’eux et leur dit :
- Messieurs, notre clocher est certainement remarquable par sa hauteur ; mais certes, s’il était sur le sommet de cette montagne, il serait aperçu et admiré de bien plus loin et deviendrait la gloire de notre cité. Je vote pour qu’on le transporte sur la côte du Gers.
Les autres crièrent bravo et l’on se mit à l’œuvre.
Le clocher est entouré de cordes solides et tout le village convoqué pour cette grande opération s’attache aux câbles et tire dans la direction de la colline indiquée. Mais la corde, trop faible pour un si grand effort, se rompt, et les citoyens d’Ibos de tomber pêle-mêle les uns sur les autres, l’un par-ci, l’autre par là, si bien qu’aucun deux ne savait plus reconnaître ses jambes. Ce fut une grande querelle, tous voulant celles de leur voisin.
Passe un muletier d’Ossun ; les Ibosiens le prient poliment de les tirer d’embarras en indiquant à chacun quelle est sa paire de jambes.
- Volontiers, mes amis, dit l’autre ; il se mit alors à frapper à grands coups de fouet ce monceau de jambes, et on voyait de toutes parts les habitants d’Ibos se relever, en criant :
- Celles-ci sont les miennes ! Celles-ci sont les miennes
E.J. BAILLY (1835)
Les sorcières de Noël
La nuit de Noël est un temps de grande confusion pour l’enfer. Les sorcières, les loups-garous et les Diables ne se possèdent pas de colère, parce que Notre-Seigneur est né ; et ils font partout autant de méchancetés qu’ils le peuvent. Cette nuit-là, quand on part pour la messe de minuit, il faut bien se garder d’abandonner les petits enfants tout seulets dans les maisons. Il est arrivé que les sorcières ont profité de ce que les pères et mères étaient sortis pour jeter des sorts et donner du mal. On dit même que, du côté du Mas-de-Fimarcon (32), des parents, en rentrant de la messe, trouvèrent un de leurs enfants tout embroché, que les sorcières allaient faire rôtir.
Une nuit de Noël, deux femmes s’en étaient allées à la messe de minuit, à Lectoure. En attendant qu’on sonnât à l’église de Saint-Gervais, elles marchaient, sur la promenade du Bastion. Tout en marchant, elles s’entravèrent à une branche.
— Catherine, dit Isabeau, ramasse donc cette branche.
Mais Catherine n’eut pas ramassé la branche, que le vent l’emporta, avec Isabeau, sur le plateau de Bustet, où les sorciers tenaient le sabbat.
Les deux femmes reconnurent là force gens que l’on n’aurait jamais cru s’être donnés au Diable ; et elles en ont nommé plusieurs, qui n’en ont pas été contents. Tout ce méchant monde folâtrait et dansait en rond, en attendant que le Diable arrivât pour faire la paie. Enfin le Diable arriva, sur une charrette attelée de chats et d’escargots, et il ouvrit une grande caisse pleine d’écus et de louis d’or. Mais, à mesure qu’il payait, les écus se changeaient en charbons, et les louis d’or en feuilles de ronces sèches.
La paie faite, le Diable commença la male messe, en faisant le signe de la croix en terre avec le pied gauche ; et il lut le saint évangile tout à rebours. Au moment de la consécration, il leva en l’air une hostie noire à trois pointes ; et les crapauds et les rainettes se mirent à chanter.
Après la consécration, les gens du sabbat s’en allèrent en procession, chacun son cierge noir à la main, baiser le Diable sous la queue.
— Voici votre tour, dit une vieille sorcière à Catherine et à Isabeau. Y voulez-vous aller ?
— Non, mon Dieu !
Au nom Dieu, le Diable prit la fuite avec son méchant monde après lui. Aussitôt, Catherine et Isabeau se trouvèrent reportées sur la promenade du Bastion, comme on sonnait le premier coup de la messe de minuit.
Jean-François BLADÉ (1886)
Le Tombeau des trois Rois
Vers la partie septentrionale du département du Tarn (81), et sur le pic aride de la Cavalerie, s’élèvent trois de ces monticules qu’on aperçoit au loin, et dont la forme symétrique annonce qu’ils sont l’œuvre de la main des hommes ; leur date est mystérieuse, mais la tradition, toujours vraie au fond de ses récits, raconte, après plus de vingt siècles écoulés, ce que les peuples divers qui ont passé autour d’eux se sont transmis et lui ont confié.
Trois puissants princes de ces peuples belliqueux, depuis longtemps en guerre les uns contre les autres, avaient vu dans divers combats tomber leurs plus vaillants guerriers ; brûlant de venger leur mort, et de terminer en même temps, par une action solennelle et glorieuse, une guerre désastreuse qui aurait bientôt conduit à la ruine et à la destruction leurs sujets infortunés, ils se provoquèrent à un combat singulier, et, comme les Horaces et les Curiaces, ils résolurent de terminer par cette lutte suprême leurs longues dissensions ; quelle que fût son issue, la paix devait en être le prix, et l’oubli du passé la condition rigoureuse.
Le pic de la Cavalerie fut choisi pour théâtre de ce solennel combat, et les trois chefs, entourés des débris de leurs peuplades, entrèrent hardiment dans le funèbre champ clos ; au premier choc, l’un d’eux tomba pour ne plus se relever, et les deux autres engagèrent aussitôt une lutte furieuse et désespérée ; ils étaient égaux en bravoure et en résolution. Leur héroïsme étant le même, leur sort fut aussi pareil : mortellement blessés tous deux, ils tombèrent expirants sur le cadavre de leur ennemi.
Au lieu même du combat et sur leurs corps sanglants, leurs sujets, attristés et respectueux, se jurèrent une amitié éternelle et cimentèrent, par une alliance sacrée, cette paix qui devait être le prix du dévouement glorieux de leurs princes ; puis ils les ensevelirent sur le théâtre même de leur action sublime, et élevèrent les trois monticules appelés aujourd’hui encore : le Tombeau des trois Rois.
Louis de COMBETTES-LABOURELIÉ (1866)
Les lézards de Lauzerte
Suivant une vieille tradition, Raymond VII aurait été le fondateur de Lauzerte (82), anciennement une des quatre châtellenies du Quercy, et il lui aurait imposé ce nom à cause de la grande quantité de lézards (luzers en langue vulgaire) trouvés sur la montagne au sommet de laquelle cette ville repose.
Raphaël PÉRIÉ (1861)
La ballade de Saint-Hilarian
Si la pieuse légende du Moyen Âge vous sourit, vous écouterez avec charme tout ce qu’on dit de miraculeux à propos de la croix de Saint-Hilarian (12), sur la rive gauche du Lot, à quelques pas de l’endroit où jadis existait le moulin de Vielhmur ; à propos de la Fonsange, et de la croix Del Tour, située un peu au-dessous du hameau des Matelines. Sur chacun de ces points, notre patron reçut des marques signalées de la protection divine. Ici, à l’exemple d’Élisée et par le même moyen que le saint prophète, il passa la rivière à pied sec. Là, poursuivi par les ennemis de notre foi, il se cacha contre un rocher qui, pour le mieux dérober aux regards, se retira de manière à lui ménager dans sa masse une niche en forme de sarcophage. Ailleurs, tout près de la Fonsange, notre Saint eut la tête tranchée ; mais après le martyre, il prit son auguste chef, le baigna lui-même dans cette fontaine à laquelle il communiqua des vertus curatives, et fut le remettre, conduit et soutenu par deux envoyés du ciel, entre les mains de sa mère.
Henri AFFRE (1850)
Les pieux géants
Quand on bâtissait l’église de Cambayrac (46), il y a plusieurs milliers d’années, un géant et sa femme, bons chrétiens par hasard, résolurent de contribuer à sa construction. Ils allèrent choisir deux beaux quartiers de roche, en chargèrent leur dos, et s’acheminèrent vers le bourg.
Comme ils arrivaient où nous voici, on leur apprit qu’ils venaient trop tard, l’église étant faite et parfaite. Si ces braves gens eurent un regret, ce ne fut pas d’avoir sué à la tâche, – car les blocs ne leur pesaient guère plus qu’un fétu, – mais d’être en défaut pour une bonne œuvre. Que faire cependant ?
Ils laissèrent retomber leur charge l’une sur l’autre, et les blocs, retenus par leur poids, n’ont pas bougé.
Adolphe MAGEN (1873)
Le radeau qui méduse
On se trouve devant une cascade qui sort directement du lac du Garbet (09).
Si l’on examine attentivement cette cascade quand les eaux sont basses, on remarque quelques vestiges de maçonnerie. La tradition nous apprend, en effet, qu'il y a environ trois siècles et demi, un nommé Tariol, dont la famille existe encore, avait bâti une écluse en cet endroit pour retenir les eaux du lac. Ce personnage parait avoir joué un rôle assez important dans le pays, pour que nous essayions d'esquisser sa physionomie
Tariol était le plus riche bourgeois d'Aldus, le seigneur, comme on disait à cette époque. Il avait droit de porter épée et montrait un certain esprit d'initiative qui achevait de le mettre au-dessus de ses compatriotes. Ayant eu occasion d'alter à Toulouse, il avait remarqué que les bois de construction étaient rares dans la plaine, tandis qu'ils abondaient sur les montagnes, et conçut le projet d'exploiter cette industrie sur une grande échelle. II débuta par construire les écluses du lac de Garbet. Puis, il abattait un certain nombre d'arbres dans les forêts qui couvraient la vallée d'Ercé ou les vallées voisines, et les faisait rouler, après les avoir débarrassés de leurs branches, jusqu'à Vie, au confluent du Garbet et du Salât. Quand son radeau était prêt, il fermait les écluses et ne les ouvrait que trois jours après ; l'eau du lac, ainsi accumulée pendant trois jours et trois nuits, s'échappait en avalanches irrésistibles et apportait un tel volume d'eau au Salât, que cette rivière entraînait le radeau jusqu'à la Garonne, d'où Tariol le dirigeait sur Toulouse.
La tradition ajoute qu'il ne fut pas heureux dans son entreprise d'exploitation des bois et qu'il y perdit la plus grande partie de sa fortune Une telle entreprise ne pouvait, en effet, réussir qu'à la condition de canaliser le Salât, et on se figure sans peine les difficultés d'un pareil travail.
Adolphe d’ASSIER (1884)
L’Homme Vert
Il y a toujours eu, il y aura toujours, à Lectoure (32), un Homme Vert, qui garde les oiseaux et qui est le maître de toutes les bêtes volantes. L’Homme Vert ne fait ni ne veut de mal à personne. Jamais on ne l’a vu manger ni boire. Presque toujours, il vit caché. Quand il se fait voir, l’Homme Vert choisit toujours un endroit où nul ne peut atteindre. J’ai connu de vieilles gens qui l’avaient aperçu plus d’une fois sur les Rochers des Bohèmes, et sur ceux de l’Hôpital. Quand j’étais petit, on disait déjà que l’Homme Vert ne se montrait plus aussi souvent qu’au temps passé. Pourtant, je l’ai vu deux fois, et je me souviens de tout.
Un soir, mon pauvre père (Dieu lui pardonne !) avait affaire au Pont-de-Pile.
— Enfant, me dit-il, tu vas venir avec moi. Peut-être, en passant sous les Rochers de l’Hôpital, verrons-nous l’Homme Vert, qui garde les oiseaux, et qui est le maître de toutes les bêtes volantes.
Nous partîmes, vers les quatre heures du soir. Le temps était superbe. Sous les Rochers de l’Hôpital, mon pauvre père s’arrêta, et me dit :
— Regarde.
Je fis ce que mon pauvre père me commandait, et je vis l’Homme Vert, qui garde les oiseaux, et qui est le maître de toutes les bêtes volantes. Il était assis au sommet d’un vieux rempart. L’Homme Vert ne disait rien. Mais il agitait son bras droit, comme un semeur qui secoue du blé.
— Bonsoir, Homme Vert, dit mon pauvre père.
— Bonsoir, Homme Vert, dis-je aussi.
L’Homme Vert nous regarda, du haut du vieux rempart, et répondit :
— Bonsoir, père Cazaux. Bonsoir, petit Cazaux.
Nous passâmes. Vingt pas plus loin, je me retournai. L’Homme Vert n’était plus là.
Je pouvais avoir alors dix ou onze ans. Jamais moi et mon pauvre père n’avons dit mot, même entre nous, de ce que nous avions vu tous deux. Mais je voulais revoir l’Homme Vert. Bien souvent, je m’en allai seul, sous les Rochers des Bohèmes et de l’Hôpital. Pendant tout un mois, j’espérai, sans rien voir ni rien entendre. Pourtant, je pensais toujours :
— Il faut que je revoie l’Homme Vert.
Un soir, vers les deux heures, j’avais grimpé, comme un chat, jusqu’au haut des Rochers de l’Hôpital, où j’avais vu l’Homme Vert. Là, je m’étendis à l’ombre, au pied du vieux rempart, et je m’endormis.
Le bruit de l’orage me réveilla. Je regardai le ciel. Il était noir comme l’âtre. Toutes les cloches de la ville sonnaient pour conjurer le mauvais temps. Les éclairs m’aveuglaient, et je sentais l’odeur de la terre au premier moment de la pluie.
Tout-à-coup, ce fut un déluge. Serré contre le rempart, j’écoutais les grands coups de tonnerre, et le bruit des eaux. Pourtant, je n’avais pas peur, et j’étais content de voir des choses qui n’arrivent pas chaque jour. Enfin, la colère de la tempête tomba. Le vent emporta les mauvais nuages, et je revis le soleil.
J’allais rentrer chez nous, quand j’entendis du bruit au-dessus de ma tête. C’était l’Homme Vert, assis en haut du vieux rempart. Il agitait son bras droit, comme un semeur qui secoue du blé. Cette fois, ce fut lui qui me parla le premier.
— Bonsoir, petit Cazaux.
— Bonsoir, Homme Vert.
— Petit Cazaux, il y a longtemps que tu me cherches. Je le sais. Que me veux-tu ?
— Homme Vert, c’est vous qui gardez les oiseaux, et qui êtes le maître de toutes les bêtes volantes. Donnez-moi un merle, un beau merle qui siffle bien.
— Petit Cazaux, je ne donne pas mes bêtes volantes ; et je ne vends mes oiseaux ni pour or, ni pour argent. Si tu veux un merle, un beau merle qui siffle bien, tâche de l’attraper. Et maintenant, petit Cazaux, rentre à la maison. Tes parents sont inquiets à cause de toi.
L’Homme Vert partit, et je rentrai à la maison, où tout le monde fut bien aise de me voir. Pendant trois ou quatre ans encore, je revins seul, et bien souvent, au même endroit. Pourtant, jamais, au grand jamais, je n’ai revu l’Homme Vert.
Jean-François BLADÉ (1886)
Créez votre propre site internet avec Webador