Picardie

La butte des six moulins

Dans un coin les plus pittoresques de Saint-Valery-sur-Somme (80), sur une élévation qui surplombe la ville et semble par là-même se rapprocher de la mer, s’élève un coquet château que son propriétaire a baptisé du nom joli, mais peu connu de Butte des Six Moulins.
Des pelouses en pente douce où la bruyère violette met la note riante de ses fleurs, un parc aux luxueuses frondaisons, aux exotiques essences dont les allées dévalent en sursauts brusques ou en prolongements inattendus, font au manoir moderne un cadre digne de lui. De ses sveltes tourelles, on a, entre la cime des ormes centenaires du plan inférieur, une échappée splendide sur la Baie immense. Le Crotoy est en face dans le soleil, comme un artistique tableau. Ces contours estompés par la brume d’été qui flotte se fondent avec un horizon d’un bleu flou imperceptiblement teinté. Les grandes lignes de ces villas que l’on distingue seules se prolongent dans la transparence des courants que la marée basse a laissée.
Limpidité des cieux, miroir de l’onde, indécision des lointains où passe le vol d’argent des mouettes, quoi de plus attirant pour les regards ? L’infini des étendues vous magnétise et vous retient.
On s’oublie dans ce site charmeur où l’accueil que l’on reçoit double l’attrait de la nature. Mais comment se figurer que les beautés du domaine sont nouvelles et qu’il fut un temps relativement près de nous où l’endroit même où elle s’élève était une lande absolument déserte et inculte ? Le château, il est vrai, accuse une construction récente et la première partie édifiée n’a pas eu de mal à fusionner avec l’aile qui lui fut ajoutée tout dernièrement. Mais la végétation qui l’entoure est si puissante et si prospère qu’on a du mal à la croire toute jeune, et surtout implantée sur un mauvais sol.
La science, l’intelligence et le travail ont triomphé des difficultés de la nature.
Cependant, comme on garde avec respect et conscience de leur prix les souvenirs des vieux âges trouvés enfouis dans les profondeurs des propriétés et qui en sont la préhistoire, on doit sertir dans un cadre d’or les traditions et les légendes qui ont survécu au bouleversement total des endroits.
C’est ce qu’on a tenté ici en dotant le domaine d’un nom renouvelé de jadis. Mais les noms s’expliquent mal d’eux-mêmes. Ils restent et leur signification passe.
Essayons de sauver leurs origines de l’oubli.
Il nous faut pour celui-ci remonter encore aux temps les plus éloignés, alors que la coquette cité picarde était un abri de pécheurs et s’appelait Leucone. La mer la battait sérieusement. L’abondante végétation de l’âge quaternaire la couvrait toute, exception faite de ce coin de terre qui nous occupe, et qui, par une singulière anomalie, était improductif au milieu des arborescentes futaies de cette époque.
Une lande de l’antique Armorique, cet endroit, avec ses vallonnements couverts des épineux genêts qui se revêtaient une fois par an de leur poétique toison d’or. Les oiseaux s’éloignaient de leurs dards, les chasseurs n’allaient point poursuivre le gibier jusque dans leurs rudes broussailles.
Et de cette espèce d’aversion des êtres vivants, était née une crainte superstitieuse. Une sorte d’influence surnaturelle devait planer sur ce lieu refusé aux empiétements des hommes.
Pourtant, malgré son excessive aridité, la lande était superbe à contempler dans sa luxueuse floraison, à l’heure où dardait le soleil. Le métallique éclat de ces rayons s’ajoutait au jaune ardent des pétales. Un bruissement infini d’insectes montait de ces buissons avec les effluves irritants des tiges sauvages. Une brûlante chaleur, d’abord emmagasinée dans les touffes, se dégageait lentement, se confondant avec les ardeurs du ciel.
Mais c’était à la tombée du soir que le spectacle produisait l’impression la plus intense. Les lueurs du couchant revêtaient de reflets étranges les premières ombres de la nuit. Puis, la lune remplaçait les teintes crépusculaires en baignant le tableau de sa lumière de rêve. De ses ondes bleutées, elle enveloppait toutes les formes comme d’une sorte de voile vague dont la brise en passant faisait trembler les contours indécis. C’était alors la manifestation des esprits de la lande, lutins, sylphes ou follets – âme du terroir – qui valsaient quotidiennement.
Un léger chant à peine perceptible accompagnait leur tournoiement rythmique. Dans un langage étrange, ils murmuraient :
Nous sommes les maîtres de ce sol.
Nous n’avons à redouter que la connaissance de toutes choses
Permise il est vrai aux hommes
Mais jusqu’à présent encore laissée uniquement à Dieu.
Sans elle, nul ne se fixera sur notre domaine.
Qu’il demeure à jamais inculte.
Nous resterons, nous resterons les maîtres de ce sol.
Des hommes vinrent cependant. Avec le temps, les préjugés disparaissent ; ils osèrent aborder la langue. Peut-être n’étaient-ils point de la contrée ou de la même croyance. Toujours est-il qu’ils fauchèrent ou brûlèrent les ajoncs sans plus s’inquiéter de leurs génies. Mais le grincement du fer, dans le crépitement de la flamme des voies aiguës, perçait :
Nous sommes les maîtres de ce sol.
Nous n’avons à redouter que la connaissance de toutes choses
Qui transformeraient la lande inculte.
Ces hommes ne l’ont point.
Leur établissement ne persistera pas sur notre domaine.
Nous reviendrons, nous reviendrons.
Nous sommes les maîtres de ce sol.
Mais les intéressés ne le comprirent point. Hardiment, ils continuèrent à défricher et commencèrent à construire. Bientôt six moulins s’élevèrent, comme un démenti formel à la prophétie, et sur la terre dénudée, on sema du blé en abondance.
Malheureusement, au renouveau, ce furent en majorité les joncs marins qui poussèrent. À peine de loin en loin pointait-il quelque chaume grêle ne promettant aucune moisson. L’œil d’azur du bluet et la tache sanglante du coquelicot se mêlaient davantage à l’or ardent des genêts qui s’étendaient de plus en plus comme la dérisoire image de l’autre trésor irréalisable. Et les frémissements des tiges sonnaient dans l’étendu comme un minuscule ricanement sinistre.
Après de longues années de persévérantes, mais inutiles tentatives, il ne resta plus aucune trace de culture sur le champ. Les genêts l’avaient reconquis. Alors les six moulins se fermèrent et, peu à peu, sous l’influence du temps qui les effrita, ils disparurent…
Lutins, sylphes et follets dansèrent à qui mieux mieux sur leur emplacement. Ils avaient fait leur œuvre :
Nous voilà revenus, nous voilà revenus (disaient-ils)
Les hommes n’ont point réussi
À rendre ce champ fertile.
Nous sommes les maîtres de ce sol.

Antonie BOUT (1911)

Une lumière percutante

La nuit du vendredi d’avant la Pentecôte de 1002, une lumière, plus vive que la lumière du soleil, inonda l’église de saint Lucien à Beauvais (60), dans laquelle un religieux du nom de Gérard était en prières. Ce religieux se jugeant « de trop basse qualité et de trop petite estime entre les hommes », n’osa révéler ce prodige, de peur de n’être pas cru.
Trois fois la même lumière rayonna, sans qu’il eût le courage de le dire au supérieur. Il tomba dans une langueur extrême ; un tourment incompréhensible le suivait partout et ne lui laissait nul repos. 
Une quatrième vision eut lieu : cette fois, des moines chantant les psaumes de la Pénitence, les litanies des saints, lui apparurent, et l’un d’eux, montrant la lumière au pauvre Gérard, lui appliqua un vigoureux soufflet qui le fit tomber à la renverse. L’injonction était devenue tellement énergique, qu’enfin le timide religieux se confit au prieur : à cette nouvelle, toute la communauté trésaille d’étonnement et d’espérance.
L’évêque est mandé ; on creuse la terre au lieu désigné par Gérard ; on y trouve un coffre qui contenait les vêtements encore tout sanglants de saint Lucien ; au milieu d’hommages solennels, ils sont déposés dans une châsse.

Fanny DENOIX DE VERGNES (1858)

François Ier et le paysan

À Villers-Cotterets (02), on raconte, dans quelles circonstances François Ier rendit une ordonnance pour faire écrire en français les actes judiciaires et administratifs (la célèbre ordonnance de Villers-Cotterets de 1539, qui réglait bien d’autres matières).
Le roi chassait avec des seigneurs de sa cour, lorsqu’il rencontra dans la forêt un paysan, avec une charge de « cotterets », qui, sans savoir qui il était, lui adressa la parole en tapant familièrement son cheval. Le roi, qui n’était pas fier, sourit et l’écouta.
– Tenez, monseigneur, lui dit le paysan en lui montrant quelques pistoles qu’il avait à la main, voilà ce qu’ils m’ont donné à la recette de Longpont pour une charge de cotterets (la légende doit être ici altérée, car on ne voit pas du tout pourquoi le paysan a reçu cet argent. Est-ce de la monnaie qu’on lui rendait sur une somme plus forte ? Payait-il une redevance ? Était-ce le dénouement d’un procès ?). Dites-moi si j’ai mon compte. Je n’y comprends rien, à leurs grimoires en latin.
Le roi se montra très frappé de cette plainte. En rentrant au château, il réunit tous les seigneurs des environs dans la salle des États, et il rendit son ordonnance.

A. DAUZAT (1902)

Le sorcier Limitou

Il était une fois un homme avec des cheveux rouge cuivre, un nez en bec de hibou et des yeux verts grands comme des écus de six livres, qui marchait en grinçant des dents. Il les avait longues et pointues. Il passait souvent dans le pays d’Hornoy (80) en faisant de grandes enjambées et en regardant les gens en dessous.
D’où venait-il ? Où allait-il ? On n’en savait rien. On assurait qu’il était sorcier, on en avait peur et on l’appelait Limitou.
Une fois, Limitou arriva au village de Dromesnil en tenant un épi de blé entre ses doigts crochus. Il frappa à la porte d’une maison.
Pan, pan.
— Qui est là ?
— C’est Limitou.
— Quoi que vous voulez, Limitou ?
— Avez-vous une petite place pour poser mon épi de blé ?
— Posez, posez, Limitou.
L’épi posé, Limitou partit laissant les gens tout épeutés.
À quinze jours de là, Limitou revint, frappa comme la première fois et réclama son épi de blé.
—Ah, mon Dieu ! s’écria la femme en tremblotant, no glangne l’a mangé. Prenez l’glangne en place !
Limitou prit la poule, partit, s’arrêta dans une ferme de Selincourt. Il frappe comme à Dromesnil et demanda une petite place encore pour poser sa poule.
— Posez, posez, Limitou, lui dit-on tout de suite.
À quinze jours de là, Limitou revint chercher sa poule.
— Quel malheur, gémit la fermière, nous l’avons mise dans no' écurie et le cheval l’a tuée d’un coup de pied. Prenez no cheval en place.
Limitou le voulut bien, et emmena son cheval à Boisrault où il entra dans la cour d’une auberge.
— Avez-vous une petite place pour poser mon cheval ? fit-il à l’aubergiste.
— Posez, posez, Limitou, consentit le brave homme, sans s’inquiéter s’il serait payé. Il attacha son cheval et se sauva sans boire ni manger. On ne savait de quoi il vivait.
Quinze jours après, il reparut.
— Seigneur Jésus, dit l’aubergiste, nous avons mis vo cheval au marais et il a sa jambe cassée. Vous prendrez no servante en place, n’est-ce pas, bon Limitou ?
Limitou sourit, montra ses dents aiguisées, mit la servante dans sa hotte et s’en alla à Hornoy où il loqueta à la porte du sacristain. La porte ouverte, il quêta encore une petite place pour poser sa hotte.
— Posez, posez, fit la femme du sacristain qui enfournait du pain et faillit se trouver mal de frayeur.
Quand le vilain homme fut parti, la femme reprit ses sens et continua à mettre au four. Avec son pain, elle faisait cuire une flamiche qui répandait une odeur de beurre frais.
— Marraine, marraine, une quiot pièce de flamiche, pria tout à coup une voix venant d’on ne sait où.
— Où es-tu donc ma quiot fille ? demanda la bonne femme, qui avait reconnu la voix de sa filleule.
— Dans la hotte de Limitou.
Vite, on sortit la pauvrette de sa prison, et on lui donna à manger car elle avait grand faim. Quand elle fut rassasiée, on avisa au moyen de la tirer des mains du vieux sorcier.
Le sacristain, qui était rentré de l’église, alla consulter M. le curé. Le saint homme vint et resta pensif.
— Limitou reviendra à la chute du jour, dit-il enfin mystérieusement, amenez-moi votre chien.
Un gros chien de garde fut amené, M. le curé le fit cacher dans la hotte, prononça quelques paroles à voix basse et se retira.

Limitou revint avant le coucher du soleil chercher son dépôt, on le lui rendit, et, au plus vite. Il se perdit dans la campagne en riant d’un rire de sorcier.
Quand il fut dans le bois de Vraignes, en un lieu où se trouvaient par terre des manches à balai, oubliés par des sorciers qui avaient tenu sabbat en cet endroit, il déposa sa hotte par terre et en ouvrit le couvercle discrètement ; au même instant le chien se mit à aboyer et à lui mordre les jambes. Limitou fit une foule de signes kabbalistiques ; mais le chien qui avait été prémuni contre les sorts par M. le Curé, ne s’en retournait pas du tout et continuait à mordre. Limitou se sauva à grande vitesse jusqu’à ce qu’il disparut dans un grand trou qui, le fit retomber en enfer. Toujours est-il qu’on ne l’a jamais revu.
Depuis ce temps, quand une personne habituée à fréquenter le canton d’Hornoy n’y revient plus, on a gardé l’habitude de dire : est-ce qu’elle ressemble à Limitou ? Aurait-elle été mordue par ch'quien d’Hornoy.

Pierre D’ISSY (1888)

Le comte de Créquy

À peu de distance de Grandvilliers (60), dans la commune du Hamel, on voit de grosses chaînes que l’opinion publique déclare y avoir été déposées par un seigneur de Créquy. François 1ᵉʳ, prisonnier de Charles Quint après la bataille de Pavie, ne pouvait rembourser la rançon que l’empereur exigeait de lui ; monsieur de Créquy, qui ressemblait beaucoup à François 1ᵉʳ, lui proposa de se charger de ses chaînes : refus ; on insiste : Créquy obtient enfin la faveur qu’il sollicite. Charles Quint, instruit de cette ruse, traite fort mal monsieur Créquy ; il est chargé de chaînes énormes, et mal traité par ses geôliers : sa confiance en Notre Dame du Hamel le tira de cette fâcheuse position ; il fut, par son intercession, miraculeusement transporté pendant la nuit de Madrid dans un champ voisin du Hamel. Un berger, surpris de voir ses moutons danser gaiement autour d’un homme à longue barbe, fort mal vêtu, chargé de chaînes, s’approche et le salue : Créquy l’interroge ; il apprend qu’il est sur les terres voisines de son château, où sa femme, qui le chérissait, forcée par ses parents, qui le croyaient mort, de contracter une nouvelle alliance, devait se marier le jour même. Avant d’entrer chez lui, Créquy se prosterne au pied de la Vierge, sa bienfaitrice, et dépose sur les marches de l’autel les chaînes dont le berger sans doute l’aida à se débarrasser. Il se rend au château : on refuse de le laisser parler à madame de Créquy ; il est enfin reçu en faisant présenter à sa femme un anneau sur lequel étaient gravés son portrait et celui de l’épouse qu’il adorait ; sa barbe, ses cheveux hérissés, ses vêtements, le faisaient encore méconnaître ; il est forcé de lui parler d’une marque qu’elle avait sur le corps et que lui seul il pouvait connaître. On devine les transports des deux époux qui n’avaient jamais cessé de s’aimer. Créquy prend les habits d’un chevalier français ; il se rend à la cour, reproche au roi de l’avoir oublié dans les prisons de Madrid : ce prince s’excuse en lui proposant pour récompense ce qu’il voudrait lui demander.
— Je ne veux, lui dit Créquy, qu’ajouter une fleur de lys à mes armes.
— Je vous en donne mille, lui dit François 1ᵉʳ.
Depuis ce temps, le lion des Créquy et le champ qui le renfermait était couvert de fleurs de lys.

Jacques CAMBRY (1803)

L’église qui marche

Un jour de fête à Gergny (02), le troupeau du village avait laissé le long de l’église des traces nombreuses de son passage ; il fallait d’urgence remédier à cette profanation ; mais comment s’y prendre ?… Après maints débats, on décida que le moyen le plus simple était de pousser l’église un peu plus loin. Aussitôt chacun de se mettre à l’œuvre, jouant de l’épaule à qui mieux mieux et comme le pied glissait aux travailleurs sur ce terrain fangeux, ils s’imaginaient faire avancer l’église et s’écriaient triomphalement : "Elle marche ! Elle marche !"

VERVINS (1872)

La tour du diable

Le chanoine de Saint-Pierre, paroisse soissonnaise (02), et un des moines de l’abbaye de Saint-Jehan des Vignes avaient des distractions peu catholiques. Leur péché mignon était de veiller à la qualité irréprochable du vin pressé par les vignerons voisins, du vin servi à l’office divin, du vin confié à la cave paroissiale, du vin… Bref, ils célébraient souvent leur ardeur bouteillique !
Marie, la fidèle servante du chanoine, s’en lamentait ; elle rappelait son maître à plus de modération, souhaitait de sa part un meilleur exemple pour ses ouailles, lui suggérait une attitude plus digne de…
— Comment, rugit l’ecclésiaste, vous vous comportez à mon égard comme une épouse que je m’interdis d’avoir ; vous vous conduisez comme une commère capable de toutes les calomnies à mon sujet. Alors que vous êtes la servante du serviteur de notre Seigneur.
L’acolyte opinait de la calotte.
— Allez plutôt dans notre cave et rapportez un flacon pour nos gosiers asséchés !
Ronchonnant mais obéissant, Marie frictionna ses mains dans les plis du tablier et traîna ses sabots vers l’escalier sombre. Elle maugréait  :
— Une épouse ! Une commère ! Et puis quoi encore ?
Quand Marie releva son menton, elle n’en crut pas ses yeux : la cave de monsieur le Chanoine, la cave renfermant les trésors spiritueux était en flammes. Elle brûlait comme un enfer, un diable s’y était planté au centre, perché sur un balai et convulsionné de rires sataniques.
— Monsieur le Chanoine, monsieur le Chanoine…
Marie n’avait pas la bouche assez grande pour contenir tous ses hurlements.
Hommes de bouteille, peut-être, mais hommes de foi avant tout, les deux comparses se saisirent d’un bénitier et de goupillons, dévalèrent l’escalier ardent, dévisagèrent le prince des ténèbres et le bénirent avec fougue. Le pauvre diable hurla, brailla et vociféra ; il trouva refuge dans le soupirail. Les deux ministres du ciel l’emprisonnèrent dans le bonnet carré du chanoine, alors que les cloches de l’abbaye invitaient aux vêpres.
— Tiens, suggéra le moine, et si on l’emmenait pour l’eneaubéniter avec tous nos frères.
Sitôt dit, sitôt fait, voilà le prisonnier conduit vers le saint lieu.
— Moi, dans un temple, jamais ! s’écria le diable qui brisa la boîte où il était enfermé.
En deux sauts, trois bonds, il courut dans la tour Saint-Benoît. Le lieu n’était fréquenté que par quelques gardiens de la ville, qui se plaignaient alors de l’absence de coiffe sur cette tour. Ils expliquaient ainsi pourquoi ils étaient plus souvent dans les tavernes voisines qu’en surveillance sur les remparts de la cité !
Le lendemain matin, les Soissonnais découvrirent la tour Saint-Benoît couverte d’un toit en forme d’un bonnet carré, comme celui du chanoine. C’était une facétie de Satan, qui n’en manquait pas.

Jules BRISEZ (1835)

Repas sous Louis IX

Le 24 juin, Beauvais (60) allumait un feu de joie en l'honneur de Saint Jean. Le maire, les pers faisaient apporter cent chevrons, seize cents poirés, pendant les Nonnes ; les guetteurs de nuit y mettaient le feu, et chacun de se montrer jaloux d'emporter, comme reliques, des parcelles de tisons.
De pieux usages ressortaient d'antan d'usage plus ou moins singulier. C'étaient la mouillette, petit repas qui succède au mariage et le repas des morts.
Après la cérémonie nuptiale, on présentait une coupe aux nouveaux époux ; le marié y trempait un morceau de pain, en mangeait la première bouchée, en offrait la seconde à sa femme ; tous deux buvaient à cette même coupe en signe d'union ; et tous les amis, tous les parents les imitaient.
Le repas des morts se tenait à l'issue des funérailles ; la famille du sang, la famille du cœur se réunissaient pour pleurer le défunt, pour repasser toute sa vie, pour blâmer ses torts et louer ses vertus.

Fanny DENOIX DE VERGNES (1858)

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